Recep Tayyip Erdogan a été réélu à la tête de la Turquie dimanche, avec plus de 52% des voix. C'est "la continuité de l'autocratie", selon le politologue Ahmet Insel invité de France Inter au lendemain du second tour de la présidentielle, "parce que c'est un régime où la totalité des pouvoirs est dans les mains d'une seule personne".
Retrouvez les invités de 6h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter
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00:00 Statu quo en Turquie, Recep Tayyip Erdogan est réélu président avec 52% des suffrages,
00:05 quasiment 5 points de plus que son adversaire.
00:07 Bonjour Amet Insel.
00:08 Bonjour.
00:09 Vous êtes économiste, politologue, aujourd'hui vous vivez en France, mais la Turquie c'est
00:13 votre pays, vous y êtes né, vous y avez grandi, enseigné aussi à l'université Galatasaray.
00:18 Erdogan réélu, pour vous ça représente quoi ?
00:20 La continuité de l'autocratie, puisque Tayyip Erdogan est au pouvoir depuis 20 ans, mais
00:26 depuis 10 ans, progressivement il a mis en place un régime que j'appelle autocratique,
00:33 et que d'autres appellent autocratique, parce que c'est un régime où la totalité des
00:39 pouvoirs est maintenant dans les mains d'une seule personne, c'est le régime d'un seul
00:44 homme si vous voulez, d'une seule personne.
00:45 Et ceci depuis le changement, amendement constitutionnel qui est passé par le référendum de 2017.
00:53 Alors comment expliquez-vous que le pays ait voulu prolonger cette autocratie ?
00:57 C'est la moitié du pays qui veut prolonger cette autocratie.
01:02 Manifestement, il y a d'abord une adhésion dans une partie importante de la Turquie,
01:07 notamment dans les campagnes, dans le centre de la Turquie, surtout sur le bord de la mer
01:14 noire.
01:15 Quand on regarde la carte électorale, on voit un très fort apport de voix à Tayyip
01:21 Erdogan sur le bord de la mer noire, sur le centre de la Turquie, un peu à l'est de
01:27 la Turquie.
01:28 Et manifestement, il y a une adhésion idéologique à ce régime, à la volonté de se mettre
01:36 sous la protection d'un homme fort.
01:38 Je crois qu'il y a une recherche d'homme fort.
01:41 Ça rassure ?
01:42 Ça rassure, oui.
01:43 Et en plus, évidemment, cet homme fort dispose de la totalité des pouvoirs de l'État.
01:49 Tayyip Erdogan, progressivement, a transformé l'État en parti-État et son parti, il est
01:57 devenu son parti à lui.
01:59 Du coup, successivement, il y a eu une assimilation entre le parti et l'État.
02:05 Et ce parti-État est Tayyip Erdogan.
02:08 Donc, du coup, une partie importante de la population pense que c'est Tayyip Erdogan
02:13 qui accorde les subventions, les crédits, les allocations, etc.
02:18 Et lui, il use et abuse de cette image en couvrant énormément, en contrôlant énormément
02:25 les médias, évidemment.
02:26 Et ça, ça efface la grave crise économique que traverse le pays.
02:29 Ses électeurs ne lui en ont pas tenu rigueur ?
02:31 Une partie des électeurs l'ont tenu rigueur, évidemment.
02:34 Mais ses électeurs n'ont pas tenu rigueur pour deux raisons, peut-être plusieurs raisons,
02:37 mais j'en citerai deux.
02:39 D'abord, il a réussi parfaitement lors de la campagne électorale avant le premier
02:44 tour déjà, parce qu'il est déjà arrivé en tête au premier tour.
02:48 Il a totalement détourné l'attention sur des sujets de société, sur des sujets culturels.
02:56 Il a utilisé, dans un pays laïc, c'est inimaginable, il a utilisé tous les moyens
03:03 de symboliques religieux pour pouvoir créer une situation d'amis-ennemis, si vous voulez.
03:10 Amis, c'est les musulmans et en face, ce sont des musulmans.
03:14 Mais lui, il appelle des autres.
03:15 Les autres, on ne sait pas qui ils sont.
03:17 C'est qui les autres ? C'est ce que je voulais vous demander.
03:19 Les autres, c'est "on large", c'est-à-dire les autres, c'est ceux qui sont modernes,
03:26 ceux dont les femmes disposent d'une égalité homme et femme, ceux qui ne sont pas forcément
03:33 sunnites, mais d'autres branches hétérodoxes de l'islam.
03:37 Parfois les Kurdes, qui ne sont pas turcs, ethniquement turcs, et surtout ceux qui sont
03:44 des libéraux, qui veulent moderniser la Turquie.
03:47 Donc ce discours "autres, les autres" a été relativement efficace.
03:52 Et puis, il a transformé aussi, il a compensé la crise économique, la perception de la
03:58 crise économique dans les régions un peu reculées, puisque je crois que la perception
04:04 de l'inflation est beaucoup plus, on le sent beaucoup plus dans les grandes villes.
04:09 D'ailleurs, il a perdu dans les grandes villes, mais dans les campagnes, dans les
04:13 petites et moyennes villes, on t'en perd beaucoup plus facilement.
04:18 Et puis, il a tenu un discours de grandeur nationale retrouvée, qui est un peu gonflé.
04:25 Ça, ça plaît toujours.
04:26 Ça plaît toujours, surtout quand on est frustré, et d'autres choses.
04:30 Pour comprendre sa victoire, il faut bien sûr s'intéresser à son adversaire, Kemal
04:34 Kiliç Daroğlu, qui a donc perdu son pari.
04:37 Il voulait être l'homme qui aurait fait tomber Erdoğan.
04:39 Il a quand même réussi à le pousser au second tour, ce qui est déjà une performance.
04:41 Ça, c'est déjà une première, oui.
04:42 C'était pas le bon candidat ?
04:43 Je ne pense pas que ce soit pas le bon candidat.
04:47 Il y a eu des débats, vous savez, sur les candidatures.
04:49 Il y avait la candidature potentielle du maire élu d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu,
04:56 à un moment donné.
04:57 Taïr Perdoğan, il faut se rappeler, n'est pas un tendre vis-à-vis de ses opposants.
05:03 Soit il les met en prison, soit il les menace de les mettre en prison.
05:07 Et donc, quand il a vu qu'Ekrem İmamoğlu commençait à devenir un candidat potentiel
05:13 dangereux pour lui, il a fait ouvrir un procès pour injure à la justice, etc., un truc bidon.
05:18 Et la menace de ce procès qui fait qu'il deviendrait inéligible l'a écartée, forcément.
05:25 Donc, Kılıçdaroğlu, à mon avis, a fait une très bonne campagne, surtout en deux tours.
05:30 Il a fait ce qui ne m'a pas plu, parce qu'il a pris la tournure nationaliste, un peu raciste,
05:38 anti-syrien, d'un côté.
05:39 Ça, c'est déplaisant.
05:41 Mais de l'autre côté, il a essayé de tenir vraiment le discours, la posture de quelqu'un
05:47 qui veut réunir la Turquie, dépasser ses clivages, quelqu'un de calme par rapport
05:52 à Tayyip Erdoğan, qui est un peu colérique, qui injurie facilement.
05:59 Il y avait effectivement deux personnalités diamétralement opposées.
06:04 Manifestement, la moitié de la Turquie préfère les gens un peu calmes, un peu posés, et
06:10 l'autre moitié aime les gens un peu trop agités.
06:13 Donc, société complètement polarisée, Ahmet Insel, en guise de conclusion, est-ce que
06:17 vous pensez qu'il y a une possibilité que ce désir de changement, quand même, qui
06:20 s'est exprimé en Turquie, soit entendu et qu'Erdoğan l'entende pour les prochaines
06:26 années ?
06:27 Je ne pense pas qu'Erdoğan l'entendra de si facilement, parce que son discours de victoire
06:32 était encore très clivant, accusant l'opposition, accusant Kılıç Taroğlu, accusant les gens
06:39 qui n'ont pas voté pour lui de mettre le pays en danger.
06:42 Du coup, ce discours a mis ennemi et est devenu constitutif de son assise électorale.
06:50 Donc, il aura du mal à sortir de cela.
06:52 Et il a immédiatement mis en défi les élections municipales à venir au mois de mars, en disant
06:59 qu'il faut que nous gagnions aussi, reprendre Istanbul et Ankara.
07:02 Donc, il a l'intention de ne laisser aucun espace de liberté à l'opposition, à la
07:08 société civile.
07:09 Ça va être un peu difficile, sauf les crises économiques qui peuvent peut-être le mettre
07:15 un peu, obliger à le mettre un peu de l'eau dans son vin.
07:18 Merci Amet Insel pour votre analyse.
07:22 Je renvoie nos auditeurs à votre livre qui est paru aux éditions de La Découverte,
07:25 La Nouvelle Turquie d'Erdoğan, du rêve démocratique à la dérive autoritaire.