Xerfi Canal a reçu Alain Bauer, professeur de criminologie du Conservatoire National des Arts et métiers (CNAM), pour parler de la guerre en Ukraine. Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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00:00 Bonjour Alain Bauer.
00:09 Bonjour.
00:10 Alain Bauer, professeur du Conservatoire national des arts et métiers.
00:13 Alain Bauer, où au commencement était la guerre, édition Fayard.
00:17 Alain Bauer, d'où vient la guerre en Ukraine ?
00:20 Elle vient de loin.
00:23 Elle vient de loin parce que depuis toujours, comme le disait très bien Zbigniew Brzezinski,
00:28 le grand géostratège américain, à la fois génie et architecte du chaos, apprenti sorcier
00:36 et du conflit afghan et probablement du conflit ukrainien, l'Ukraine et la Russie ensemble
00:41 sont un empire séparé, ce ne sont que deux pays.
00:43 Et du contrôle de l'Ukraine, de ses ressources, de son espace vital, comme aurait pu dire un
00:51 autre dictateur dans un autre temps, l'équilibre de l'Europe se joue.
00:57 Et donc le conflit ukrainien, ce pays qui a été dépendant, indépendant, occupé,
01:03 libéré, relativement réoccupé, neutralisé et qui aujourd'hui aspire à une nouvelle
01:09 indépendance, est un enjeu naturel entre l'Ouest et l'Est.
01:13 C'est la zone frontière, la zone tampon.
01:15 L'espace européen qui pourrait être celui de l'Afghanistan dans l'espace centre asiatique,
01:24 c'est-à-dire l'endroit où deux empires ne peuvent pas avoir une frontière commune
01:28 car ce serait la guerre.
01:30 Et le fait que l'espace intermédiaire soit balloté est un élément qui construit le
01:37 conflit.
01:38 Et dans ce cas précis, le conflit est né de la démocratisation de l'Ukraine et puis
01:43 d'un impensé stratégique qui était son désarmement.
01:45 Quand l'Ukraine a désarmé en 1994, le mémorandum de Bucharest, il y en a eu plusieurs, a désarmé
01:52 l'Ukraine qui était la troisième puissance nucléaire du monde.
01:56 Elle avait plusieurs milliers d'armes nucléaires basées par les soviétiques, qu'elle a rendues
02:01 en échange de sa souveraineté totale, absolue et garantie par la Russie, qui a un peu oublié,
02:08 les États-Unis et la Grande-Bretagne qui n'ont rien fait en 2014 quand la question
02:12 de la souveraineté ukrainienne a été mise à bas par l'intervention russe en Crimée
02:17 et la pseudo-intervention russe dans le Donbass.
02:20 Donc, cette guerre vient de loin.
02:22 Elle n'a pas commencé il y a un an, mais il y a neuf ans et elle est partie pour durer.
02:27 J'ai envie de dire que votre ouvrage est un objet éditorial non identifié.
02:31 C'est clair, c'est absolument fascinant.
02:35 C'est fascinant.
02:36 J'ai envie de dire qu'elle vient d'encore plus loin.
02:38 Elle vient de plus de 20 ans, c'est-à-dire qu'elle vient de la guerre en ex-Yugoslavie
02:42 avec un OTAN.
02:43 Je vais prendre une formule.
02:44 Responsable, mais pas coupable.
02:45 Ce n'est pas la guerre en Ukraine qui vient de là, c'est le changement de posture des
02:49 Russes.
02:50 Les Russes, Gorbatchev notamment, et même Poutine qui était l'homme de l'Occident
02:55 à Moscou, c'était l'homme de l'ouverture du dialogue, de l'apaisement.
02:59 Il a changé dans le temps.
03:00 En fait, jusqu'à la crise yougoslave, l'intermédiaire entre la chute du mur de Berlin et la crise
03:09 yougoslave, c'est une période de coopération, de dialogue, de désarmement, d'idée d'une
03:13 grande neutralisation de l'Europe, comme le proposait François Mitterrand ou le ministre
03:17 allemand Genscher, neutralité de l'Allemagne réunifiée.
03:20 On allait s'entendre, on allait dialoguer, on allait créer une grande Eurasie.
03:23 Ce n'est pas la même à Moscou qu'à Berlin, mais chacun s'entendait sur cette idée d'un
03:28 monde, une sorte de giga Erasmus, de bisounours heureux où il n'y avait plus d'amis, plus
03:33 d'ennemis, plus d'alliés, plus d'adversaires.
03:34 Et où l'histoire était finie.
03:35 Juste des consommateurs et des fournisseurs qui allaient se rencontrer, visiter, et tout
03:40 le monde allait vivre heureux pendant très longtemps.
03:42 C'est un joli conte de fait.
03:44 Et puis au moment où le conflit yougoslav a lieu, il se trouve que le premier ministre
03:48 de l'époque, Primakov, qui est né à Kiev en Ukraine et qui est très sensible aux
03:52 questions russo-américaines, dit « bon, qu'est-ce que vous allez faire ? Il faut
03:58 qu'on trouve une solution ». Et il prend l'avion pour New York pour proposer un plan
04:02 de paix.
04:03 Et pendant son voyage, l'OTAN décide d'intervenir et commence 80 jours, 79 jours je crois, de
04:11 bombardement de la Serbie.
04:13 Primakov fait demi-tour, rentre à Moscou et dit « voilà, tout est fini.
04:18 Tout est fini.
04:19 Car les Russes, pendant longtemps, ont pensé qu'ils étaient les méchants, les Russes
04:23 soviétiques, et que nous étions les gentils.
04:25 Et la remarque qui est faite à Moscou ce jour-là, c'est « nous venons de découvrir
04:30 que nous étions les mêmes ». Et donc, s'ils sont capables de faire ce qu'ils vont commencer
04:34 à faire en Serbie, sur un pays ami, allié, orthodoxe, frère, c'est donc qu'ils sont
04:43 capables de tout.
04:44 Donc un jour, ils nous attaqueront, donc il faut qu'on se prépare à les attaquer.
04:46 Et donc, Primakov définit une doctrine qui sont les endroits où on ne doit pas bouger
04:52 et où tout avancé de l'Ouest est un signe de la guerre à venir.
04:57 Kaliningrad, l'enclave russe en Europe, l'Ukraine et la Géorgie.
05:05 Et au fil du temps, ces trois zones rouges n'ont jamais bougé.
05:10 Et depuis 1999, les Russes continuent à nous dire la même chose sur « on peut discuter
05:17 de tout, sauf de ça ». Alors, ils ont un impensé qui est qu'ils seraient originaires
05:22 du russe de Kiev.
05:24 Les Vareg n'étaient pas plus russes qu'ukrainiens et donc cet impensé n'a aucun sens.
05:28 Mais ils y croient.
05:29 Pour eux, c'est l'Alsace et la Lorraine, l'Ukraine, c'est comme ça qu'ils le
05:34 pensent.
05:35 C'est à la fois un problème de foi, de territoire, de continuité, d'unité.
05:40 Il se trouve qu'une partie de l'Ukraine est composée plutôt de Polonais, Lituaniens,
05:45 Catholiques et le reste orthodoxe.
05:47 D'ailleurs, les lignes de vote sont assez clairement identifiées, sauf depuis l'arrivée
05:51 de Zelensky qui a réussi à surpasser ces divisions pour obtenir son raz-de-marée électoral
05:58 initial et maintenu au niveau parlementaire.
06:01 Mais historiquement, il y a une division très nette.
06:02 Il y a deux Ukraines et les Russes ont cru à l'existence de ces deux Ukraines.
06:07 C'est leur impensé à eux.
06:10 Et effectivement, en 1999, il y a eu une rupture.
06:12 Elle s'est affirmée peu à peu, elle s'est agrandie, elle s'est affirmée, elle s'est
06:19 déployée jusqu'à la conférence de Munich où Vladimir Poutine vient dire « Bon,
06:23 écoutez les gars, on voudrait vous dire que ça ne va pas bien se passer du tout ».
06:25 Et il vient à Bucarest, au sommet de l'OTAN, pour dire « Ce que j'ai dit à Munich,
06:30 ce n'est pas des blagues.
06:31 Nous allons vraiment nous énerver ».
06:33 Il y a un débat à Munich, à la conférence de l'OTAN, sur est-ce qu'on dit ou pas
06:38 que l'Ukraine et la Géorgie vont pouvoir rejoindre l'Alliance.
06:41 Et on fait la pire des choses.
06:43 On le dit sans le dire tout en le disant.
06:44 Et on dit « Bon, d'accord, ils vont venir, mais pas tout de suite ». Et pour les Russes,
06:48 c'est une déclaration de guerre de leur point de vue.
06:51 Et depuis ce moment-là, ils se préparent à l'affirmation militaire, économique,
06:56 stratégique de ce qui allait suivre.
06:59 Et nous ne regardons pas et nous n'y croyons pas sur le thème « Mais non, ils ne vont
07:02 pas le faire ».
07:03 Voilà donc d'où vient la guerre en Ukraine.
07:06 A défaut de savoir où elle va, parce que c'est un art très compliqué, la prévision,
07:12 on va essayer d'en tirer aussi quelques leçons.
07:14 Merci Alain Bauer.
07:15 Merci.
07:16 [Musique]