"On n'a jamais autant parlé de pardon et, paradoxalement, on n'a jamais autant été dans l'incapacité de pardonner."
BRUT PHILO. Peut-on tout pardonner ? Réflexions autour de la notion de pardon et de ce qu'elle révèle de notre humanité, avec la philosophe Claire Larroque.
BRUT PHILO. Peut-on tout pardonner ? Réflexions autour de la notion de pardon et de ce qu'elle révèle de notre humanité, avec la philosophe Claire Larroque.
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00:00 Comment je peux pardonner à quelqu'un qui m'a trahi,
00:02 un ami qui m'a trahi, un compagnon, une compagne qui m'a trahi ?
00:05 Comment je peux pardonner à quelqu'un qui a pris la voiture
00:09 en ayant pris des stupéfiants, qui créé un accident ?
00:12 Et comment alors on fait pour pouvoir pardonner
00:16 sans altérer la radicalité du mal ?
00:19 On n'a jamais autant parlé de pardon
00:21 et paradoxalement, on n'a jamais autant été dans l'incapacité de pardonner.
00:26 Ce qui est intéressant en fait dans l'acte de pardonner,
00:29 c'est qu'on va essayer de dire à l'autre
00:33 "je ne te réduis pas à l'erreur que tu as commise,
00:36 je ne te réduis pas à l'acte mauvais que tu as fait ou qui me semble mauvais,
00:41 mais je décide de penser que tu es capable de mille autres actes".
00:45 On est là dans une démarche où on dit à l'autre
00:49 "je te rends ton humanité et j'essaye de voir avec toi
00:53 comment une vie ensemble va être possible malgré ce que tu as fait".
00:58 Et aussi "je décide de voir l'humanité en moi",
01:04 c'est-à-dire aussi ma propre faillibilité.
01:07 Il y a ce temps-là aussi de…
01:09 ce double mouvement en fait qui est à la fois altruiste,
01:13 puisqu'on dit à l'autre "je ne te réduis pas à l'acte mauvais que tu as fait",
01:17 mais aussi égoïste parce que parfois on peut vouloir pardonner
01:20 pour cesser d'éprouver aussi des émotions négatives.
01:24 – Et est-ce que les réseaux sociaux rendent cette solution,
01:27 cette possibilité plus facile ou plus difficile ?
01:30 – C'est ambivalent, c'est-à-dire qu'à la fois je pense que c'est
01:33 une formidable fenêtre de discussion et en même temps sur les réseaux sociaux
01:37 on s'aperçoit qu'il y a énormément de déferlantes de haine parfois
01:42 et que la personne qui est victime de ça va être dans l'incapacité d'être pardonnée.
01:48 Donc on voit qu'il y a énormément de réactions très émotives, très fortes
01:53 et on est dans quelque chose de très réactif en fait.
01:56 Alors que la question du pardon, elle nécessite un temps qui est beaucoup plus long.
02:02 – Qui décide du pardon ?
02:04 – Ça c'est une bonne question.
02:07 C'est-à-dire que souvent celui qui va décider du pardon,
02:13 ça va être celui qui a été victime de l'offense, du crime, de l'acte mauvais.
02:21 Et c'est pour ça que dans des relations interpersonnelles,
02:23 en tout cas dans des relations individuelles,
02:25 c'est celui qui m'a fait du mal qui est censé me demander pardon
02:29 et c'est celui à qui je vais accorder mon pardon.
02:32 – Si je comprends bien, pour qu'il y ait pardon,
02:34 il faut que l'offenseur et l'offensé soient d'accord pour que celui-ci ait lieu.
02:38 Est-ce que dans les réseaux sociaux,
02:40 il y a une dimension qui rend la chose plus compliquée,
02:42 c'est la disparition des corps ?
02:43 C'est-à-dire que l'offensé et l'offenseur ne sont pas en général
02:47 dans la même pièce à se parler.
02:49 Est-ce que c'est ça la difficulté majeure ?
02:52 – Oui, je pense qu'il y a quand même quelque chose de l'ordre de la dématérialisation
02:55 qui fait qu'il n'y a pas le cadre favorable à la demande de pardon
03:04 ou à celle du fait d'accorder son pardon.
03:08 Et puis peut-être il y a une multiplication aussi des acteurs,
03:12 c'est-à-dire qu'il peut y avoir une personne qui est visée
03:17 ou qu'on exige d'une personne la demande de pardon
03:20 et une multiplicité d'acteurs qui exigent le pardon.
03:24 Donc là, ça déplace un peu le contexte habituel de demande de pardon.
03:31 On a du mal aujourd'hui à faire la différence entre ce qui peut être excusable,
03:35 ce qui peut être pardonnable, ce qui peut être inexcusable, impardonnable,
03:39 enfin voilà, tout ça c'est des termes très flous en fait.
03:42 Et on le mélange aussi avec ce qui peut être de l'ordre du terme juridique,
03:46 c'est-à-dire inexpiable, imprescriptible.
03:49 Donc on voit bien que si on replace les choses,
03:52 on pourrait clairement dire à des offensés, à des personnes qui se sentent offensées,
03:57 oui mais on peut replacer ça dans un cadre juridique,
03:59 vous vous sentez offensé, mais il existe ici en démocratie
04:02 une liberté d'expression avec une liberté d'offenser.
04:05 Donc vous vous sentez offensé certes, mais au regard de la loi,
04:09 il n'y a rien de si offensant au fond.
04:13 Et après on peut aussi imaginer que quand on parle d'imprescriptibilité de crime,
04:20 on puisse parler d'impardonnable,
04:23 mais quand il y a des crimes qui vont être jugés au regard de la loi
04:26 pour un certain nombre d'années, même si le pardon est difficile à accepter,
04:29 on peut aussi considérer qu'au regard du cadre juridique,
04:31 les choses ont été jugées.
04:34 Il y a des exigences de pardon qui sont demandées
04:36 avant même qu'il y ait des conclusions rendues par la justice.
04:40 Donc on s'aperçoit qu'il peut y avoir par ce biais-là
04:42 une forte moralisation aussi de la sphère publique
04:46 par rapport à ces questions-là,
04:49 du fait du temps de la justice qui est beaucoup plus long.
04:52 Donc on va toujours s'émouvoir beaucoup plus de savoir
04:56 si un coupable a demandé pardon ou non,
05:00 avant même de savoir s'il est jugé coupable.
05:04 – Quelle est la part du religieux dans la notion de pardon ?
05:08 – Alors il y a une forte connotation religieuse dans la notion de pardon,
05:13 notamment dans le catholicisme, mais aussi dans la religion juive.
05:18 En revanche, on peut voir dans le pardon une dimension philosophique également.
05:25 Il peut y avoir quelque chose de l'ordre du sublime ou du sacré,
05:29 qui fait peut-être écho à cette dimension religieuse du pardon.
05:32 Ça, Yankelevitch, le philosophe Vladimir Yankelevitch,
05:35 on parle très bien dans son livre, dans deux livres,
05:40 "L'imprescriptible" et "Dans le pardon".
05:43 Et donc c'est un philosophe qui s'empare de cette question du pardon
05:47 après l'horreur de la Shoah et la seconde guerre mondiale.
05:51 Il y a une folie du pardon en fait, c'est-à-dire que je ne vais pas être
05:54 dans quelque chose qui va essayer de comprendre
05:56 pourquoi il y a eu 6 millions de juifs tués par les nazis.
06:01 Je ne vais pas essayer de comprendre, c'est inexcusable,
06:04 c'est imprescriptible, c'est inexpliable,
06:07 mais il peut y avoir là du pardon.
06:09 C'est-à-dire que le pardon sort du champ de la rationalité,
06:13 c'est une éthique au-delà de l'éthique,
06:14 on sort du donnant-donnant, de cette éthique de la réprocité,
06:18 et on décide de dire, c'est justement parce qu'il y a quelque chose d'inexpliable
06:24 qu'il peut y avoir du pardon.
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