Les contes de fées qu’on raconte aux enfants sont pleins de princesses en attente d’amour et de princes vaillants, bien loin de ce qu’on aimerait leur transmettre aujourd’hui en matière amoureuse. Faut-il arrêter de leur lire ? Notre journaliste Xavier de La Porte se penche sur le sujet dans ce nouvel épisode de notre série "Dilemme", qui aborde avec philosophie les petits problèmes moraux de la vie quotidienne.
Image de vignette : Elena Ringo / CC BY 3.0
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00:00 faut-il arrêter de lire les contes de fées aux enfants ?
00:02 Première réponse, c'est plus possible.
00:04 Le prince charmant, par exemple,
00:06 c'est toujours un homme valeureux qui va délivrer une jeune femme
00:09 qui attend dans son château qu'on vienne donner un sens à sa vie.
00:12 Blanche-Neige, on vous le rappelle, elle fait la cuisine pour sept mains
00:15 et il est possible qu'elle fasse la vaisselle toute seule.
00:18 Une bonne partie des féministes d'aujourd'hui, mais d'hier aussi,
00:20 voient dans ces histoires un bon moyen pour le patriarcat
00:24 de s'imposer dans les imaginaires des tout-petits.
00:26 Ça donne même lieu à des controverses assez intéressantes.
00:29 Par exemple, la Belle au bois dormant était-elle consentante
00:32 quand le prince l'a embrassée ?
00:34 Eh ben non, parce que ça fait cent ans qu'elle pionce.
00:36 Tout ça n'est pas du tout anodin.
00:38 Au milieu des années 70, le psychanalyste autrichien Bruno Bettelheim
00:43 publie une psychanalyse des contes de fées
00:45 qui explique que le conte de fées est comme un miroir magique
00:48 qui reflète certains aspects de notre univers intérieur
00:52 et qu'il montre aux enfants les obstacles qu'ils devront surmonter
00:56 pour atteindre la maturité.
00:57 Si les contes ont vraiment cette importance et cette fonction,
01:00 c'est pas une mauvaise chose de se demander
01:01 s'il faut encore les faire lire à nos enfants.
01:03 - Mais attends, c'est pas un peu trop woke tout ça ?
01:05 - Attends, une seconde, on y arrive.
01:06 Pour Jennifer Tamas, qui est spécialiste de littérature française
01:09 dans une fac américaine, il y a plusieurs problèmes
01:11 dans cette lecture un peu rapide des contes de fées.
01:13 Le premier, c'est qu'on leur a collé une grille de lecture
01:17 qui, trop souvent, a été dessinée par des hommes.
01:20 L'exemple typique, c'est Bettelheim,
01:21 un type qui plaque sur les contes une interprétation psychanalytique
01:25 un peu old school et impose une lecture genrée et simpliste.
01:28 Par exemple, si le chaperon est rouge,
01:31 eh ben c'est à cause des règles, tout ça, qui vont arriver, blablabla.
01:34 Je caricature un peu, mais les auteurs des contes
01:37 Perrault en France et les frères Grimm en Allemagne,
01:40 ils ont souvent emprunté des histoires
01:42 qui se transmettaient oralement et souvent par les femmes.
01:46 Et ils en ont prélevé ce qui les intéressait, eux.
01:48 Par exemple, dans bien des versions antérieures à celles de Grimm,
01:52 le petit chaperon rouge n'était pas du tout libéré par un chasseur.
01:54 Elle sortait elle-même de cette situation,
01:57 ce qui n'a absolument rien à voir.
01:58 Bref, ce n'est pas les contes de fées en eux-mêmes le problème,
02:01 c'est le "male gaze", c'est-à-dire le regard masculin
02:05 dont ils sont emprunts depuis très longtemps.
02:07 Alors, que faire ?
02:08 Eh ben, on peut commencer par lire des contes de fées
02:11 qui ont été écrits par des femmes.
02:13 Hélas, elles ne sont pas entrées dans les classiques
02:15 parce que la plupart du temps, ce sont des hommes qui ont décidé
02:17 ce qui devait être enseigné en classe ou pas.
02:19 Alors, juste un conseil de lecture, Madame Dolnoy.
02:22 Elle a écrit de très beaux contes et qui, en plus,
02:24 abordent parfois d'autres thèmes que les contes qu'on connaît.
02:27 La belle aux cheveux d'or,
02:28 le prince lutin,
02:30 la chatte blanche,
02:31 la biche au bois,
02:32 le rameau d'or,
02:34 le nain jaune.
02:35 Ensuite, on peut essayer de sortir de l'anachronisme
02:38 et éviter de porter un regard un peu trop caricatural,
02:41 voire faux, sur des textes qui ont été écrits
02:43 il y a longtemps et dans des contextes bien différents d'une autre.
02:46 Par exemple, prenons un roman très connu
02:48 et que vous avez peut-être lu ou étudié,
02:51 "Les liaisons dangereuses de Chauderlot de Laclos".
02:53 Ça raconte en gros les intrigues libertines
02:55 de nobles français du 18e siècle.
02:58 Et là-dedans, il y a un personnage qui s'appelle Valmont
03:00 et dont on ne peut pas dire qu'il soit doué d'un immense respect pour les femmes.
03:04 Si bien que, quand on lit ce roman aujourd'hui,
03:06 on peut se dire "mais ce type est un violeur
03:07 alors qu'il est décrit par son auteur comme un séducteur assez fascinant".
03:11 Alors, Chauderlot de Laclos serait-il un gros mascu macho ?
03:14 En fait, c'est plus compliqué que ça.
03:15 Le mot "séducteur", par exemple,
03:16 à l'époque, ça désigne quelque chose de beaucoup plus répréhensible
03:19 que ce qu'on entend aujourd'hui.
03:21 Et quand on lit bien le texte,
03:22 eh bien Laclos nous fait comprendre que son personnage est un vrai prédateur
03:26 et que tout le roman consiste à montrer ce qu'il y a de risque
03:30 à faire rentrer ce type de personne dans une maison.
03:32 Même chose pour la princesse de Clèves.
03:33 Des siècles d'interprétation nous l'ont dépeinte
03:36 comme une femme qui renonçait à l'amour parce qu'elle avait un problème.
03:40 C'est qu'elle était frigide.
03:42 Eh bien, c'est un regard masculin sur le texte
03:44 qui ne peut pas comprendre qu'une femme renonce à un homme aussi charmant qu'un amour.
03:48 En réalité, Madame de Lafayette décrit une femme qui est pleine de désirs.
03:53 Et si elle renonce à l'amour, c'est sans doute pour des raisons
03:55 beaucoup plus spirituelles et beaucoup plus admirables.
03:57 Bref, débarrassée du regard masculin,
04:00 tous ces textes prennent un sens nouveau.
04:02 Et surtout, ils nous donnent des billes pour aujourd'hui.
04:06 Il y a des héroïnes admirables, même dans les contes de fées.
04:10 Il y a des auteurs admirables qui ont été très oubliés.
04:14 Et des textes très anciens qui posent des questions
04:17 qui ne sont pas si loin de celles qu'on se pose aujourd'hui.
04:20 [Musique]