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00:00 *Musique*
00:04 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Bonjour Philippe Forest.
00:07 Bonjour.
00:08 Vous êtes professeur de littérature à l'université, vous êtes également romancier, essayiste.
00:13 Vous publiez un ouvrage qui est une sorte d'histoire de la littérature moderne.
00:20 C'est votre histoire et c'est une histoire extrêmement généreuse puisque vous nous apprenez à lire
00:27 entre disons Lautrehamon et Aragon en passant par un grand nombre d'auteurs que vous étudiez.
00:37 Proust, Bataille, Robbe-Griet.
00:40 J'ai tout d'abord envie de vous poser la question suivante puisqu'il est question de littérature moderne, de modernité.
00:47 Est-ce que justement la modernité, ça n'est pas de se détourner de la littérature ?
00:52 Ça pourrait être le cas et d'ailleurs quand Rimbaud proclame dans une saison en enfer
00:58 il faut être absolument moderne, c'est sans doute ça qu'il a en tête l'idée qu'il faille se détourner de la littérature
01:03 parce qu'elle n'est plus adaptée au présent.
01:05 Mon livre bien sûr repose sur le pari inverse, l'idée qu'au contraire la littérature elle est plus que jamais indispensable
01:11 à l'heure où l'écran remplace la page, à l'heure où l'industrie du divertissement
01:16 écrase un peu toute forme de création et toute forme de pensée à mon sens.
01:20 Donc il faut à nouveau être moderne, il faut à nouveau être absolument moderne à mon sens.
01:24 Mais alors il y a peut-être aussi d'autres manières de pervertir la littérature, par exemple de plus en plus d'autofictions
01:30 alors que la littérature la grande se doit être universelle et on a l'impression qu'on a affaire à des histoires personnelles
01:37 qui de plus en plus n'intéressent que leurs auteurs.
01:41 Oui alors moi je vais prendre la défense de l'autofiction puisqu'en général on me classe du côté de l'autofiction
01:45 encore que je m'en défende, mais il me semble que la vraie autofiction, la grande autofiction,
01:50 celle qui naît notamment du côté de l'œuvre de Barthes dans les années 70,
01:54 c'est une littérature qui ne renonce pas à l'intime.
01:57 Il faut rappeler en quelques mots qui était Barthes et pourquoi pour vous il se classe.
02:00 Disons qu'en général on attribue l'invention de l'autofiction à des auteurs plus tardifs
02:05 et donc effectivement on reproche à l'autofiction ce que vous dites, c'est-à-dire son narcissisme,
02:10 son repliement sur l'intime, etc.
02:12 Mais en fait l'autofiction elle est née vraiment du côté de la littérature expérimentale,
02:16 de la littérature d'avant-garde, notamment je pense à des livres comme
02:20 "Fragment d'un discours amoureux" de Barthes, donc dans les années 70,
02:23 ou encore "La chambre claire" de Barthes qui est aussi un essai sur le deuil.
02:27 Et tous ces livres montrent qu'il est possible de parler de soi d'une manière
02:31 qui ne renonce pas du tout à l'idéal moderne d'universalité
02:35 auquel bien sûr je tiens autant que vous.
02:37 Et oui parce qu'aux antipodes de cette manière de voir,
02:40 qui considèrent que finalement les livres nous éloignent de la vie,
02:43 il y a cette phrase de Proust qui est une phrase que j'aimerais que vous me commentiez,
02:48 "La vraie vie c'est la littérature", disait Proust.
02:52 - Oui, ça ne veut pas dire qu'il faille préférer la littérature à la vie,
02:57 comme le pensent un certain nombre d'idéalistes et parfois de turiféreurs de Proust.
03:01 Non, ce que Proust nous dit c'est que
03:03 seule la littérature nous permet d'accéder à la vérité de nos vies,
03:07 c'est-à-dire de comprendre finalement la vie que nous vivons.
03:09 Si la vie est un roman,
03:12 et bien seul le roman peut nous enseigner ce que c'est que la vie.
03:15 Donc il ne s'agit pas du tout de se détourner de la vie,
03:17 mais il s'agit au contraire de s'intéresser à la vérité de nos propres existences,
03:22 au miroir disons de la littérature.
03:24 - Mais c'est quand même très étonnant Philippe Forest,
03:26 parce qu'il y a quelques siècles, les moralistes, la brouillère par exemple,
03:31 j'en parle parce que vous débutez là,
03:33 la brouillère pouvait être une manière de mieux connaître l'âme humaine,
03:37 maintenant on a d'autres méthodes, je ne sais pas, la psychanalyse,
03:40 ou bien encore les sciences humaines,
03:43 pourquoi a-t-on encore besoin de littérature pour connaître les hommes ?
03:47 - Parce que justement la littérature,
03:49 elle ne prétend pas résoudre le secret de nos âmes,
03:53 mais nous confronter à ce secret, à ce vertige,
03:55 à quelque chose qui est de l'ordre de l'inconnaissable.
03:58 Donc tous ces savoirs contemporains,
04:01 psychanalyse si on veut, science etc.,
04:05 ils ramènent l'homme à une image positiviste de ce qu'il est.
04:09 Alors qu'au contraire, la littérature,
04:11 elle nous permet d'ouvrir les yeux sur l'inconnaissable en nous.
04:14 - Et là aussi, parmi les critiques que l'on adresse à la littérature,
04:19 si l'on commence par dire avec certains que tout est dit et que l'on vient trop tard,
04:25 c'est la fameuse formule,
04:27 avec cette impression que finalement on ne fait que se répéter,
04:31 que répéter des histoires,
04:33 est-ce que ce n'est pas justement ça la modernité ?
04:35 Ce sentiment que tout a été dit.
04:38 Et c'est d'ailleurs le titre de votre livre qui joue sur cela,
04:42 "Rien n'est dit", Philippe Forest.
04:44 - Oui, je mets en place un certain nombre de repères historiques
04:47 qui renvoient à ce qu'on appelait à la toute fin du XVIIe siècle,
04:50 la querelle des anciens et des modernes.
04:52 Les anciens, avec la brouillère, disent tout est dit,
04:55 il faut être dans l'imitation des modèles du passé.
04:58 Et au contraire, la modernité telle qu'elle s'invente, disons, à partir du romantisme,
05:03 elle affirme qu'au contraire, c'est ce que dit Isidore Ducas dans les poésies,
05:06 rien n'est dit.
05:08 Et finalement, il s'agit toujours de réinventer,
05:11 d'opposer à une esthétique de l'imitation une esthétique de l'invention.
05:15 Je crois, c'est la thèse de ce livre,
05:18 et on dépit de ce que nous disent les post-modernes ou les anti-modernes,
05:21 je pense qu'il faut renouer avec cet idéal moderne,
05:23 parce que Ducas a raison, rien n'est dit.
05:26 - Mais alors ? - Donc il faut le dire.
05:27 - Que serait justement la modernité en littérature moderne ?
05:33 Et vous le dites, c'est un mot complexe,
05:36 un mot dont il est compliqué de définir le sens.
05:40 La littérature moderne, ça existe, Philippe Forest ?
05:42 - Je pense que oui.
05:44 C'est-à-dire, le problème, c'est qu'effectivement, le mot moderne,
05:46 il ne cesse pas de changer de sens.
05:48 C'est Aragon qui le dit dans "Le paysan de Paris".
05:50 Le mot moderne, c'est un mot qui fond dans la bouche du moment qu'elle le forme.
05:54 Donc la modernité d'aujourd'hui n'est plus la même modernité
05:58 que la modernité romantique, par exemple.
06:00 Mais il y a dans le moderne, en tout cas c'est la définition que j'en donne,
06:05 un esprit de négation, de contestation auquel on doit être fidèle.
06:08 Être moderne, c'est se refuser au consensus, c'est se refuser à la réconciliation,
06:13 c'est être du côté de la protestation,
06:16 et d'une protestation qui prend la forme du texte littéraire.
06:18 - Mais alors, contestation de quoi ?
06:20 - Du coup, contestation du présent, du présent tel qu'il va.
06:24 Je cite à la fin du livre, Léris, Michel Léris, notamment, un de ses derniers livres qui s'intitule...
06:29 - Un anthropologue.
06:31 - Anthropologue, poète, romancier, proche des surréalistes,
06:34 autobiographe aussi avec la règle du jeu.
06:37 Michel Léris qui dans un de ses derniers livres s'intéresse à l'Olympia de Manet
06:42 qu'on considère en général comme le premier tableau de la peinture moderne.
06:45 C'est un livre qui s'appelle "Le ruban au cou d'Olympia"
06:48 et qui paraît au début des années 80.
06:50 Et Léris définit la modernité.
06:53 Ainsi, il parle du démon moderne de la négation.
06:56 Être moderne, ce n'est pas adhérer béatement au présent,
06:59 c'est au contraire dire le présent dans la perspective de le contester.
07:03 Il y a une dimension, oui, critique, subversive à laquelle, je crois,
07:07 notre présent a tout intérêt à ne pas renoncer.
07:09 - Alors, la modernité, elle est parfois confondue avec les avant-gardes.
07:13 Est-ce que ça existe encore, d'ailleurs, les avant-gardes ? Philippe Forest.
07:16 - Alors, moi, en fait, j'ai écrit ce livre pour faire le point en quelque sorte,
07:20 parce qu'il y a 30 ans maintenant,
07:23 mes premiers livres qui avaient paru aux éditions du Seuil
07:26 étaient justement des ouvrages qui étaient consacrés à l'avant-garde
07:29 et plus précisément à ce qu'on présente parfois
07:30 comme la dernière des grandes avant-gardes littéraires en France.
07:33 Ce qui s'est passé autour de la revue "Telle qu'elle" avec Philippe Solers,
07:36 Roland Barthes, Julia Kristeva, Denis Roche et quelques autres.
07:41 Or, il me semble qu'effectivement, ce modèle avant-gardiste
07:44 est un modèle qui ne fonctionne plus parce que la définition
07:47 qu'on doit donner, me semble-t-il, de l'avant-garde,
07:49 c'est un groupe d'écrivains et d'artistes qui sont engagés
07:52 dans le projet d'une triple révolution,
07:54 qui serait à la fois poétique, bien sûr, mais aussi théorique et politique.
07:59 Or, c'est l'idée même de révolution qui a cessé d'être pertinente aujourd'hui.
08:03 Donc, je pense qu'on ne peut plus être d'avant-garde aujourd'hui,
08:07 en tout cas, tant que l'idée de révolution n'a pas reconquis
08:12 une certaine forme de légitimité.
08:14 Mais en revanche, il faut continuer à être moderne.
08:15 - On a même la sensation que les formes les moins inventives du récit
08:21 sont aujourd'hui celles qui prévalent en littérature.
08:24 Philippe Forest ?
08:25 - Oui, c'est ce que j'appelle le néonaturalisme,
08:27 c'est-à-dire depuis les années 80,
08:29 puisqu'en fait, c'est au moment des années 80
08:31 que ce débat commence à se développer véritablement.
08:35 Depuis les années 80, on a assisté à un retour en force du néonaturalisme,
08:41 c'est-à-dire un certain nombre de protocoles littéraires,
08:45 de manières d'écrire qui viennent du 19e siècle
08:47 et qui étaient admirables en leur temps,
08:49 mais qui aujourd'hui continuent à se développer,
08:54 en phase souvent avec le storytelling des séries télévisées
09:00 ou le storytelling d'une manière plus générale
09:04 qu'entretient l'industrie du divertissement dont je parlais tout à l'heure.
09:07 Donc, il y a très clairement un retour en force de cette vieille littérature
09:11 à laquelle, à mon avis, il s'agit de se soustraire autant que possible.
09:15 - Bon, alors, le moderne, c'est quoi ?
09:17 C'est par exemple Balzac, puisque vous consacrez de nombreuses pages à Balzac
09:21 dans votre dernier livre "Rien n'est dit",
09:23 publié aux éditions du Seuil, Philippe Forest.
09:25 - Oui, j'essaye de sortir d'une vision un peu dogmatique
09:28 de l'avant-garde et de la modernité,
09:30 qui était la vision qui prévalait, disons, dans les années 60,
09:33 à l'époque du nouveau roman, lorsque Balzac était considéré
09:37 comme un écrivain qui devait être jeté à la poubelle
09:39 par quelqu'un que j'estime par ailleurs qui est Alain Robb-Griet.
09:43 Donc, j'essaye de montrer au contraire qu'il y a de la modernité dans Balzac.
09:47 Et c'est précisément à condition d'être attentif à cette modernité-là
09:50 que Balzac a encore quelque chose à nous dire aujourd'hui.
09:52 - Mais on a même un peu la sensation que ces avant-gardes
09:56 ont finalement vieilli plus vite que Balzac ?
09:59 - Parfois, c'est le cas. Mais bon, tout n'est pas jeté dans les avant-gardes.
10:02 Au contraire, j'essaye de montrer qu'il y a de très grandes oeuvres
10:05 du côté des avant-gardes au XXe siècle.
10:07 - Par exemple ?
10:08 - Breton, Bataille, Aragon.
10:11 Et puis, pour parler de la deuxième moitié du XXe siècle,
10:15 Barthes, Solers, Cixous, Claude Simon, Marguerite Duras.
10:20 Enfin, la liste est longue malgré tout.
10:22 - Alors justement, puisque vous parlez de Bataille,
10:24 on a retrouvé dans les archives de France Culture un extrait de la voix de Bataille.
10:29 C'est une conférence de 1948 de Georges Bataille.
10:33 Peut-être pour le présenter en quelques mots, Georges Bataille.
10:37 - Il était proche des surréalistes sans avoir jamais appartenu au groupe surréaliste.
10:40 Et c'est, à mon sens, le grand penseur du XXe siècle
10:44 pour des livres comme "L'expérience intérieure", "Le coupable", "Histoire de l'érotisme".
10:49 C'est à la fois un écrivain, l'auteur de livres qu'on peut qualifier de pornographiques,
10:52 mais aussi un très grand penseur.
10:54 - Et justement, on va vous proposer une archive rare.
10:57 La voix...
10:59 Ah, ce n'est pas la voix de Georges Bataille, c'est une lecture, pardon, de la religion surréaliste.
11:05 En voici donc un extrait.
11:08 Il ne peut y avoir de limite entre les hommes dans la conscience,
11:12 et qu'y plus est la conscience, la lucidité de la conscience
11:16 rétablit nécessairement l'impossibilité d'une limite entre l'humanité elle-même et le reste du monde.
11:24 Ce qui doit disparaître du fait que la conscience devient de plus en plus aiguë,
11:29 c'est la possibilité de distinguer l'homme du reste du monde.
11:34 Ceci doit être poussé, me semble-t-il, jusqu'à l'absence de poésie.
11:39 Non que nous ne puissions atteindre la poésie autrement que par le canal des poètes réels,
11:45 mais nous savons tous que chaque voix poétique comporte en elle-même son impuissance immédiate.
11:52 Chaque poème réel meurt en même temps qu'il naît,
11:56 et la mort est la condition même de son accomplissement.
12:01 C'est dans la mesure où la poésie est portée jusqu'à l'absence de poésie
12:05 que la communication poétique est possible.
12:09 Ceci revient à dire que l'état de l'homme conscient,
12:13 qui a retrouvé la simplicité de la passion,
12:16 qui a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est dans l'homme,
12:21 est un état de présence, un état de veille poussé jusqu'à l'extrême de la lucidité,
12:27 et dont le terme est nécessairement le silence.
12:30 - Donc un extrait d'une conférence de Bataille sur la religion surréaliste,
12:35 c'est un beau texte pour débuter la journée.
12:37 - Magnifique, et ça me fait plaisir que vous l'ayez choisi,
12:40 puisque je termine le livre avec un chapitre qui est consacré à Bataille,
12:45 mais plus précisément à ce texte-là.
12:47 Bataille définit le moderne, c'est une formule qui peut paraître un peu paradoxale ou un peu ésotérique,
12:53 il définit le moderne comme le mythe de l'absence de mythe.
12:56 Voilà, c'est en fait la définition du moderne que je fournis à la fin du livre.
13:00 - Alors il y a aussi d'autres visions de la modernité, notamment des visions anti-modernes.
13:05 Alors il y en a une par exemple sur laquelle on pourrait revenir, c'est celle de Philippe Muray,
13:10 où là on a affaire à une toute autre vision de la modernité,
13:15 une vision assez critique, assez moqueuse.
13:18 Que peut-on en retirer Philippe Forest ?
13:21 - Ça m'intéresse de compliquer un petit peu la manière dont on raconte en général l'histoire de la littérature,
13:27 notamment l'histoire de la littérature récente, parce que Philippe Muray, à juste titre,
13:31 est présenté comme l'un des principaux et des plus brillants porte-parole de la cause anti-moderne.
13:36 Et il l'est. Mais en fait, il est issu aussi de l'avant-garde.
13:39 Il a commencé à publier du côté de Tellequelle, du côté de l'Infini.
13:45 Il a collaboré très longtemps avec le magazine d'avant-garde de Catherine Millet, Jacques-Henri Carpress,
13:51 auquel je collabore à mon tour depuis une vingtaine d'années.
13:54 Donc c'est quelqu'un qui est issu en quelque sorte de l'avant-garde,
13:57 mais qui a tenu un discours qu'on peut qualifier effectivement d'anti-moderne,
14:00 mais qui est particulièrement pertinent.
14:02 Notamment, il y a un très grand livre de Muray qui s'appelle "Le XIXe siècle à travers les âges",
14:06 que tout le monde, me semble-t-il, devrait lire ou avoir lu.
14:09 - Un livre où il explique finalement comment la gauche a évolué,
14:15 comment l'irrationalité également s'est émissée à gauche, avec une critique au vitriol de son époque.
14:23 Par exemple, dans un livre qu'il a consacré à Céline,
14:28 Philippe Muray explique qu'il n'y a plus de grands auteurs,
14:31 que la plupart des auteurs sont désormais des animateurs sociaux-culturels.
14:37 Pourquoi avoir cette vision-là justement de la littérature et de son évolution, Philippe Forest ?
14:42 - Il dénonce à juste titre, me semble-t-il, ce que Debord avait appelé la société du spectacle,
14:48 la culture du spectacle, ce que j'appelais tout à l'heure l'industrie du divertissement.
14:52 Mais Muray était aussi un écrivain.
14:54 Le seul fait qu'il ait produit une œuvre prouve bien qu'il pensait que tout n'était pas perdu
14:59 et que tout n'avait pas été dit, puisqu'il lui appartenait de rajouter quelque chose,
15:03 et quelque chose de pertinent en général.
15:06 - Il y avait une critique chez Muray, il y en a une autre chez vous, des modernes,
15:10 c'est l'inculture cultivée. Qu'est-ce que ça veut dire ?
15:13 - Disons que dans les années 80, et ça perdure aujourd'hui,
15:18 il était de bon ton, quand on était écrivain, de traiter de manière un peu condescendante
15:25 les grands auteurs du passé.
15:26 J'ai publié chez Gallimard, il y a un ou deux ans, un livre sur Joyce.
15:30 C'est très chic de dire que Joyce est un écrivain sans intérêt,
15:33 qui ne retient l'intérêt que des snobs.
15:38 Non, non, donc il y a une sorte de dédain un peu dandy, disons, de la grande littérature du passé,
15:45 avec lequel il faut rompre, me semble-t-il.
15:48 - Mais alors, est-ce que ça veut dire que pour vous, dans cette littérature-là,
15:53 il est question assez largement de balzac dans votre livre,
15:57 il y a aussi des absents, vous ne consacrez pas beaucoup de pages à Zola, par exemple,
16:04 certains écrivains qui sont pourtant très lus aujourd'hui,
16:08 vous ne leur consacrez pas beaucoup de pages.
16:10 - Oui, parce que c'est un gros livre, il fait près de 500 pages,
16:14 mais malgré tout, c'est un exercice de synthèse, donc je suis obligé de simplifier,
16:18 je suis obligé d'élaguer, j'essaie de proposer une démonstration qui, j'espère,
16:22 permettra aux lecteurs d'établir un certain nombre de repères qui sont utiles,
16:27 mais je ne peux pas parler de tout, il y a des écrivains que j'admire énormément dont je n'ai pas parlé,
16:32 et je le regrette, mais ce sera pour un autre livre.
16:35 - En tout cas, celui-ci, il sort dans une semaine,
16:38 Philippe Forrest, donc on peut d'ores et déjà le commander chez votre libraire favori,
16:42 il s'appelle « Rien n'est dit moderne » après tout aux éditions du Seuil,
16:45 dans quelques instants, on va se retrouver, et je vous ferai dialoguer avec un romancier contemporain
16:51 qui incarne une forme de modernité en littérature,
16:55 il publie d'ailleurs un roman intitulé « Le XXe siècle », c'est Aurélien Bélanger,
17:00 un livre où il est question d'un philosophe peu connu de tous, Walter Benjamin,
17:05 Walter Benjamin qui, notamment, c'est lui aussi attaché à penser la modernité.
17:10 On se retrouve donc dans une vingtaine de minutes puisqu'il est 8h sur France Culture.
17:14 Qu'est-ce que la modernité en littérature ?
17:31 C'est un peu la question que vous vous posez Philippe Forrest,
17:34 vous enseignez la littérature à l'université de Nantes,
17:36 et vous publierez dans quelques jours un livre qui est une histoire passionnante de la littérature contemporaine,
17:43 « Rien n'est dit moderne » après tout aux éditions du Seuil.
17:48 Et c'est pourquoi j'ai choisi de vous mettre en face d'un écrivain moderne
17:54 qui a publié un roman ambitieux, Aurélien Bélanger,
17:58 bonjour, les auditeurs de France Culture vous connaissent, notamment pour les chroniques que vous avez faites dans les matins,
18:04 vous publiez le XXe siècle un roman aux éditions Gallimard,
18:08 un roman où il est question, ce n'est pas un roman sûr,
18:11 mais c'est un roman où il est question d'un philosophe peu connu, Walter Benjamin.
18:16 Je vous propose tout d'abord de nous dire en quelques mots qui était Walter Benjamin.
18:20 En quelques mots, c'est difficile.
18:22 Walter Benjamin, c'est un véritable mythe intellectuel parce que c'est un philosophe allemand né à Berlin en 1892.
18:28 On connaît en général sa fin en 1940.
18:30 Il se suicide parce qu'il n'arrive pas à franchir la frontière espagnole après l'invasion nazie en France.
18:36 Il laisse une oeuvre extrêmement disparate qui en fait une sorte de...
18:41 Peut-être pas de prophète de la modernité, mais c'est une oeuvre très fragmentaire.
18:44 Il n'y a pas de... On en connaît les fragments, les essais sur l'oeuvre d'art.
18:49 On en connaît beaucoup de choses. Il a écrit sur beaucoup de sujets, sur Goethe, sur les romans antiques allemands.
18:54 Il a écrit sur la modernité.
18:55 Il a écrit spécialement sur l'errance qu'est la modernité à travers cet objet fétiche absolu qu'est la ville moderne.
19:02 En cela, il a écrit sur Baudelaire.
19:03 Il a écrit sur les passages.
19:06 Il laisse une oeuvre qui est très compliquée et qui articule, et c'est peut-être sa singularité la plus forte,
19:12 un certain retour au fond messianique de la pensée juive et une articulation avec le marxisme hétérodoxe.
19:22 Donc, en fait, il tient cette espèce d'écart impossible qui en fait une singularité intellectuelle totale.
19:29 - Et c'est notamment pour cela qu'il est devenu un mythe, puisque, comme vous l'avez dit, ce fut une fin tragique en 1940 pour lui,
19:37 alors qu'on a l'impression qu'il avait prophétisé quasiment la catastrophe à venir.
19:43 Son oeuvre la plus connue, peut-être la plus accessible, s'intitule "L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique".
19:50 Et là aussi, c'est une oeuvre assez prophétique qui pose beaucoup de questions.
19:53 Disons que s'il fallait la résumer en quelques phrases, Aurélien Bélanger, Walter Benjamin se dit que bientôt, l'art sera reproductible.
20:01 Il pense à la photo, il pense au cinéma et du coup, l'art perdra de son aura parce qu'il sera reproductible.
20:09 Une thèse qui, semble-t-il, là aussi vous a inspiré.
20:14 - Oui, donc il meurt en 1940 et c'est comme si... Alors la transmission va se faire notamment via Adorno, via l'école de Francfort, c'est comme si il était le premier écrivain.
20:22 - Il faut nous dire qui était Adorno et l'école de Francfort.
20:26 - Adorno est le... Alors c'est contesté, mais c'est le principal élève de Benjamin.
20:30 Adorno n'aurait probablement pas écrit l'oeuvre qu'on connaît s'il n'avait pas rencontré très jeune Benjamin.
20:35 Et l'école de Francfort va analyser le phénomène de la culture en général, et spécialement dans la seconde moitié du XXe siècle,
20:44 en tant qu'elle accède à ce qu'on connaît aujourd'hui, les masses médias, la reproductibilité générale, etc.
20:49 Et Benjamin est le premier à avoir soulevé ce que ça pourrait être, à la fois en marxiste comme véhicule d'aliénation,
20:58 et en même temps comme un retournement philosophique intéressant.
21:02 Traîne toujours chez Benjamin, quel que soit le degré de modernité de ses thèses,
21:08 la mémoire et la nostalgie d'un vieil idéalisme qu'il a été jeune, quelqu'un qui a lu les romantiques allemands,
21:14 quelqu'un qui connaît très très bien des choses aussi anciennes pour la philosophie qui remontent à Platon,
21:20 et qui essaie toujours d'articuler conditions réelles de l'œuvre d'art de façon vraiment très marxiste,
21:24 et en même temps une croyance extrêmement bizarre et presque saugrenue au XXe siècle en l'existence de l'idée.
21:31 Jamais il ne démore que l'idée avec un I majuscule existe.
21:35 Et donc, ce qu'il écrit sur la...
21:40 En fait, moi je m'amuse à faire de Benjamin le plus grand philosophe du XXe siècle.
21:44 C'est recevable, mais c'est un peu contestable, et c'est contestable pour une raison évidente, c'est qu'il meurt en 1940.
21:48 Et je me dis que les intuitions de Benjamin vont trouver de façon posthume à s'incarner de façon spectaculaire,
21:53 parce que c'est un philosophe, et c'est en ça aussi qu'il annonce l'école de Francfort,
21:57 et tous ces philosophes qui vont prendre comme objet autre chose que la simple histoire de la philosophie.
22:03 Il va prendre comme objet de philosophie la culture populaire,
22:07 des choses qui sont très basses, des choses qui n'existent pas avant la philosophie.
22:10 Aujourd'hui, c'est tout à fait normal de faire de la philosophie avec, je ne sais pas, avec Star Wars,
22:14 ou avec les grands ensembles ou les centres commerciaux.
22:18 C'est un peu Benjamin qui est à l'origine de ce petit coup intellectuel et de ce tournant-là.
22:23 - Mais c'est aussi Philippe Forest, Benjamin, et donc ceux qui vont suivre comme Adorno,
22:29 qui sont particulièrement inquiets de la perte de la culture classique, du fait des industries culturelles,
22:35 comme on les appelle maintenant.
22:37 Bref, ce sont eux qui pensent que la littérature va s'effacer au profit d'autres formes moins nobles de la création.
22:43 - Oui, ils essayent de résister à ce mouvement.
22:46 Benjamin, effectivement, lecteur de Baudelaire, lecteur de Proust, grand admirateur d'Aragon,
22:50 et particulièrement du paysan de Paris, auteur dont on a parlé il y a quelques minutes.
22:55 Et puis Adorno, que je cite à la fin de mon ouvrage, justement parce qu'il est du côté d'une pensée du négatif
23:01 qui l'oppose à la culture, ce qu'on peut appeler la culture de masse ou l'industrie du divertissement.
23:07 Et c'est quelque chose qui me semble tout à fait salutaire dans son cas.
23:11 Il y a une formule d'Adorno que je cite et que j'aime beaucoup,
23:13 il dit que tout le monde s'imagine que l'art, c'est le passage de la dissonance à l'harmonie.
23:17 En vérité, l'art, c'est le contraire, c'est le retour de la dissonance au sein de l'harmonie.
23:21 Faire dissonance, c'est ça le projet des modernes.
23:24 - Mais alors, ça veut dire aussi que pour tous ces gens, je veux dire, Benyamin, Adorno,
23:29 les industries culturelles sont là pour abétir les masses,
23:33 et c'est au plus éloigné de ce qu'ils considèrent comme étant la mission de la philosophie de la littérature.
23:39 - Il y a peut-être une différence, enfin je ne sais pas, Aurélien Bélanger me complètera ou me contredira si je me trompe,
23:44 mais il y a peut-être une différence de ce point de vue-là entre Benyamin et Adorno.
23:47 Il me semble qu'Adorno est beaucoup plus sévère que Benyamin à l'égard de l'industrie du divertissement.
23:53 Il critique à la fois la culture officielle qui sévit à l'époque en Union soviétique
23:59 et l'industrie du divertissement telle qu'elle se développe aux États-Unis avec notamment Walt Disney.
24:08 Il déteste le jazz, qu'il considère comme une musique de seconde zone.
24:12 Il n'aime que Schoenberg, Webern et la musique que lui-même, d'ailleurs, il compose.
24:18 - Qui est là aussi une forme d'avant-garde, mais cette fois-ci en musique,
24:22 on pourrait réfléchir à la manière dont ces avant-gardes ont vieilli,
24:25 en quoi le jazz a probablement mieux vieilli que Schoenberg.
24:29 Vous n'êtes pas d'accord ? - Non.
24:32 - On en discutera dans une autre émission. Aurélien Bélanger, en revanche, ce roman,
24:38 le 20ème siècle, publié chez Gallimard, où vous mettez en scène non pas Benyamin,
24:43 mais tout d'abord un poète qui se nomme Messigny,
24:48 un poète qui fait une conférence ratée sur Benyamin et qui se suicide.
24:56 Une mort étrange qui retient l'attention de trois personnages,
25:01 trois personnages qui participent à un groupe intitulé "Un groupe Benyamin".
25:06 Pourquoi avoir décidé de raconter non pas l'histoire de Benyamin,
25:11 mais l'histoire finalement d'admirateur de Benyamin et de quelqu'un qui s'est lancé
25:17 dans une conférence ratée sur le philosophe ?
25:20 - Ce qui est spectaculaire dès qu'on s'intéresse à Benyamin, c'est que,
25:22 outre le fait que toutes ses œuvres soient éditées en français,
25:25 traduites dans de multiples traductions, il existe une sorte de communauté benyaminienne.
25:32 Il y a énormément de gens qui lisent Benyamin, de gens qui écrivent sur Benyamin
25:35 et de gens qui, à un moment de leur parcours intellectuel, ont rencontré Benyamin,
25:39 qui, il faut le dire, est un auteur très difficile.
25:43 On ne lit pas Benyamin, on ne fait pas des fiches pour comprendre Benyamin.
25:46 C'est un auteur qui, en cela, est intéressant parce qu'il est un peu en dehors du champ académique.
25:49 On peut faire un parcours académique normal sans rencontrer Benyamin,
25:51 mais arrive toujours le moment où on lit un texte de Benyamin qui nous change notre perspective,
25:55 avec quelque chose qui peut-être, Wittgenstein, à sa façon produit,
25:59 c'est une phrase autosuffisante d'une extrême beauté et dont on ne sait pas quoi faire,
26:03 si ce n'est qu'on se dit que là, l'intelligence humaine a touché une de ses limites
26:08 ou en tout cas quelque chose d'une densité intellectuelle totale.
26:12 Ce qui fait que Benyamin, il y a des textes de fiction de lui, un petit peu,
26:17 des textes biographiques notamment, qui sont très beaux sur son enfance berlinoise.
26:20 Il y a essentiellement des textes de critique et de philosophie,
26:22 mais quels que soient ses textes, tout chez Benyamin se lit,
26:24 ce qui est assez rare pour un philosophe,
26:26 philosophe aussi important que Martin Heidegger, et très ennuyeux à lire.
26:31 Par exemple, lui est résumable.
26:32 Benyamin, ce sera un peu l'inverse. Il est très plaisant à lire.
26:34 C'est complètement impossible de le résumer.
26:37 Donc, j'imagine une communauté de gens qui lisent Benyamin.
26:40 Alors, j'en ai imaginé trois parce que ça me paraissait faire une sorte de panel de lecteurs de Benyamin.
26:44 Il y a une universitaire spécialiste de Benyamin.
26:47 Il y a un critique de cinéma qui fait une dérive de la critique de cinéma.
26:52 Il fait une dérive vers la politique, ce qui me semble assez emblématique.
26:55 Grosso modo de ma génération, quand j'avais 20 ans, en l'an 2000,
27:00 il n'y avait pas plus important que faire des bons classements entre les réalisateurs
27:03 et d'expliquer pourquoi David Lynch était meilleur ou moins bon que Scorsese.
27:07 Il n'y avait rien de plus important.
27:08 Et la politique était comme engloutie là-dedans.
27:11 Et Benyamin est un moment de bascule et qui, je pense, est assez contemporain,
27:15 en tout cas pour ma génération et qui est vraiment évident sur la génération plus jeune.
27:19 Je ne dis pas que d'un coup, on est tous redevenus révolutionnaires,
27:21 mais on redécouvre qu'il y a une finesse de la pensée politique.
27:24 La pensée politique, elle a été encapsulée dans ce cellophane culturel
27:30 où elle vivait encore, mais elle vivait de façon bizarre.
27:32 Et ce n'est pas du tout hasardeux.
27:33 Si mon personnage de critique de cinéma, un peu branché,
27:36 j'en fais une sorte de leader d'extrême gauche,
27:38 il me semble qu'il y a une sorte de continuité dont Benyamin est l'un des noms pour la contemporanéité.
27:44 Et le troisième personnage est un architecte parce que Benyamin,
27:47 très grand penseur, très grand penseur de la ville moderne,
27:51 est une référence capitale aujourd'hui dans le champ d'architecture théorique.
27:55 Et si je vous ai invité face à Philippe Forest, c'est aussi Aurélien Bélanger,
28:00 parce que la manière même dont votre livre est écrit se fait par collage
28:05 avec des mails, avec des lettres.
28:08 Bref, une manière de raconter une histoire qui est une histoire moderne.
28:13 Les romans épistolaires ont existé depuis quelques siècles,
28:17 mais là, c'est une forme moderne.
28:19 Le fait, justement, Philippe Forest, de s'intéresser à la forme,
28:23 d'être dans l'invention formelle, est-ce que ça n'est pas ça aussi
28:26 l'une des caractéristiques de la modernité en littérature ?
28:29 - Oui, absolument.
28:31 C'est pour ça que quand je parlais de l'avant-garde tout à l'heure,
28:33 je disais une triple révolution.
28:34 Alors, il est possible que l'idée de révolution revienne aujourd'hui
28:37 sur le devant de la scène et que, donc, promette l'avant-garde à une vie nouvelle.
28:41 Mais cette révolution à laquelle se consacrent les avant-garde,
28:45 elle est donc politique, théorique, mais elle est d'abord poétique.
28:48 C'est-à-dire formelle. Il s'agit de changer, changer la langue
28:51 pour changer le regard que nous posons sur le monde.
28:54 Il y a une citation très célèbre d'André Breton qui dit ça.
28:56 Il dit "transformer le monde", a dit Marx, "changer la vie", a dit Rimbaud.
29:01 Ces deux mots d'ordre, pour nous, n'en font qu'un.
29:03 Il s'agit de changer la langue pour changer le monde et pour changer la vie.
29:07 C'est ça, l'idée des avant-garde.
29:08 - Aurélien Bélanger, pourquoi avoir choisi cette forme-là d'écriture de votre roman ?
29:15 Pourquoi ne pas tout simplement se contenter,
29:17 je ne sais pas si ça a un sens d'ailleurs pour un romancier, de raconter une histoire ?
29:22 - Déjà, il existait plein de biographies de Benjamin,
29:24 donc il n'y avait pas le sens de faire ça.
29:25 Et puis, raconter la vie de Benjamin, c'était insupportablement kitsch.
29:28 En fait, ça tombait sur une catégorie.
29:29 J'étais censuré par Benjamin lui-même.
29:31 Par contre, lui-même avait raconté sa vie sous forme de fragments à plusieurs reprises.
29:36 Donc, en fait, de façon...
29:39 À la limite, ce n'est même pas réfléchi.
29:41 Et c'est pour ça que ça a du sens.
29:43 C'est que j'avais envie de parler de Benjamin,
29:45 j'avais envie de parler du monde contemporain.
29:46 J'étais dans une sorte de grande bouillie intellectuelle,
29:49 comme on est toujours quand on travaille avec une matière qui nous résiste
29:51 et qui est trop grande pour nous.
29:53 Et la solution formelle, elle est venue non pas d'un goût du formalisme,
29:57 elle est venue... Il n'y avait que comme ça que j'arriverais à arranger tout ça.
30:00 Il y a une grande rêverie autour du livre sur...
30:04 Parce que Benjamin est un grand théoricien de la traduction et un grand théoricien de la langue.
30:08 Il y a une grande rêverie sur le mythe de Babel, etc.
30:10 Et avec cette idée de faire une structure tournante dont on ne sait pas exactement
30:14 où est l'intérieur, où est l'extérieur.
30:15 On ne sait pas si c'est la vie de Benjamin qui tient le récit ou si c'est à l'inverse.
30:19 Donc, on ne sait pas où sont les échafaudages.
30:20 Et Benjamin, de façon très caractéristique et je pense de façon très moderne,
30:23 et ce qui est un très grand auteur du 20e siècle,
30:27 hésite un moment.
30:28 Il y a beaucoup d'auteurs, surtout dans le champ germanophone,
30:31 qui écrivent des très grands romans dans la première moitié du 20e siècle.
30:34 Benjamin, on sent par moments qu'il en a la capacité.
30:38 Et d'ailleurs, quand il traduit un auteur français, c'est qu'il traduit la Recherche du Temps perdu.
30:41 Il traduit deux tomes de la Recherche du Temps perdu.
30:42 Donc, il regarde vers ça.
30:44 Il connaît très bien Kafka, il connaît Musil.
30:46 Il connaît tous ces gens qui vont faire des oeuvres gigantesques.
30:48 Et il ne va pas faire cette oeuvre gigantesque.
30:49 Alors, l'hypothèse la plus connue, c'est parce que l'arrivée d'Hitler,
30:53 l'exil, la bibliothèque nationale et puis la mort.
30:56 Et donc, il finira pas ce livre terminal qui s'appellera le Livre des Passages,
30:59 qui est une sorte de vision comme ça du préhistorique du 19e siècle
31:03 en tant que le 19e siècle et la fantasmagorie terminale du capitalisme.
31:07 Il ne finit pas ce livre.
31:08 Mais mon hypothèse, c'est que ce livre, il n'était pas finissable.
31:10 C'est qu'il invente une forme nouvelle qui est entre l'essai et entre le roman
31:14 et qui est complètement hybride.
31:16 Donc, voilà, fallait que je retrouve quelque chose comme ça.
31:18 Et là, récemment, je disais ça.
31:19 Et c'est incroyablement juste.
31:21 Et c'est en ça aussi qu'Adorno est vraiment un héritier de Benjamin.
31:23 Il y a un très, très bel essai d'Adorno sur l'essai.
31:26 Qu'est ce que c'est que l'essai en tant que forme philosophique ?
31:28 C'est mieux que le traité.
31:29 Et c'est peut être, alors c'est l'hypothèse que je fais,
31:31 c'est peut être encore mieux que le roman.
31:33 - C'est intéressant d'entendre un romancier réfléchir à la forme qu'il a empruntée
31:38 ou en tout cas la manière qu'il a écrit.
31:41 Car il y a, Philippe Forest, dans votre livre Rien n'est dit,
31:45 le livre que vous publiez aux éditions du Seuil,
31:47 plusieurs romancés qui sont justement convoqués pour les écrits
31:51 qu'ils ont proposés sur leur manière d'écrire.
31:55 Alors je pense par exemple à Umberto Eco.
31:57 - Oui, Eco, Kundera, Solers, Quignard.
32:01 Je pense que tout romancier...
32:03 - Quelques mots sur Eco, sur l'apostilleau au nom de la rose.
32:06 - Disons qu'Eco est symbolique, sans doute emblématique,
32:10 de ce virage post-moderne que négocie la littérature européenne dans les années 80.
32:15 L'idée, c'est qu'on va se mettre à nouveau à raconter des histoires,
32:18 mais on va le faire au second degré, de façon ironique.
32:20 Et c'est un peu le projet du Nom de la Rose.
32:22 - Pourquoi ?
32:23 - Parce que justement, tout a déjà été dit, nous dit Eco.
32:28 Et donc, il s'agit de le redire, mais d'une manière un peu distanciée.
32:31 - Et alors, chez Kundera, c'est la même chose.
32:33 Kundera réfléchit sur le roman dans ses romans.
32:37 - Oui, mais tout véritable écrivain fait ça.
32:39 C'est la dimension qu'on disait autrefois textuelle de l'œuvre littéraire.
32:43 Le récit doit réfléchir, le récit, le poème doit réfléchir, le poème.
32:49 On parlait de cette forme qui est celle de Benjamin.
32:54 Barthes aussi théorise ça à la fin de sa vie.
32:56 C'est ce qu'il appelle la tierce forme.
32:58 Il prend comme modèle le Contre-Saint-Deboeuf de Proust.
33:01 Quelque chose qui ne soit ni un essai, ni un roman,
33:04 mais quelque part entre l'essai et le roman.
33:07 Ni roman, ni essai, ni essai, ni roman.
33:09 C'est un peu ce que j'ai essayé de faire aussi, moi, dans mes propres romans,
33:12 parce que cet essai, il est nourri aussi de la pratique romanesque qui est la mienne depuis 25 ans.
33:16 - Qu'est-ce que vous en pensez, Aurélien Bélanger ?
33:18 Parce que chez vous, vous racontez des histoires et le XXe siècle est une histoire.
33:23 Il y a un mystère, il y a une mort qui pose question.
33:27 Mais dans vos romans, il est toujours largement question de théorie.
33:31 Elles sont plus ou moins visibles.
33:33 Elles sont forcément visibles dans ce dernier roman, puisqu'il est question de Benjamin.
33:38 Pourquoi avoir cet aller-retour entre la théorie et l'histoire que vous racontez ?
33:45 - Bonne question.
33:46 On parlait de Barthes et Benjamin en est le nom.
33:48 Effectivement, la figure peut-être qui restera du grand écrivain du XXe siècle,
33:52 bizarrement, c'est l'écrivain critique.
33:53 Voilà ce moment où ces figures nous intéressent.
33:56 Mais pour revenir à ce qu'on disait sur le tournant post-moderne,
33:58 moi, je me suis amusé dans le livre avec cette espèce de gag qui est la BNF,
34:02 donc le site mitterrand, la Bibliothèque nationale de France,
34:05 qui est à la fois un monument qui, dans sa structure même,
34:08 est le dernier grand monument moderne qu'on fait,
34:11 architecture sur dalle, mur, rideau, etc.
34:13 La grammaire, elle est totalement exacte.
34:15 Et en même temps, il est déjà agité en sous-main par un tournant post-moderne.
34:18 Ça s'appelle tour des nombres, tour des lois, tour des chiffres.
34:21 Ce bâtiment se prétend déjà, c'est déjà la bibliothèque de Babel de Borgès.
34:26 C'est évidemment la bibliothèque du nom de la Rose Déco.
34:29 Ce bâtiment qui est fait à la toute fin des années 80,
34:32 en fait, est déjà l'allégorie de toute cette idée qu'on a fini la civilisation du livre.
34:39 Tout a été dit.
34:40 Gutenberg est derrière nous.
34:41 Maintenant, on n'a plus qu'à stocker le papier.
34:43 Et donc, gag sur livre.
34:45 - C'est aussi un monument auquel on a des difficultés pour accéder, avec un sol glissant.
34:49 - C'est ça qui est passionnant, c'est qu'en fait, c'est un monument totalement cybernétique.
34:53 Donc, il n'y a plus de bibliothécaires.
34:54 Il y aura des robots sur des chariots qui vont chercher les livres, etc.
34:57 Et là où c'est savoureux, c'est que ce qu'elle ne voit pas dans cette mise en forme,
35:02 ce que la BNF ne voit pas, ce que ses architectes et ses commanditaires ne voient pas,
35:05 parce qu'elle se fait à la fin des années 80, c'est qu'Internet arrive, en fait.
35:07 Et donc, cette forme de structuration du savoir, elle est à peine finie,
35:10 elle est obsolète. La Bibliothèque Nationale de France n'a aucun sens,
35:14 parce que ce n'est pas cette forme que va prendre la bibliothèque.
35:16 La bibliothèque va prendre cette forme fluide des réseaux, etc.
35:19 Et donc, elle est à la fois totalement moderne et totalement périmée.
35:22 Donc, c'est une anomalie temporelle.
35:23 Et en fait, en vrai, ça la rend beaucoup plus intéressante d'un point de vue romanesque.
35:27 Donc, je ne pouvais pas m'empêcher comme ça de commencer mon roman par suicider mon poète
35:30 en le jetant dans cette aberration, qui est cette espèce de...
35:34 J'en fais même une zade, mais cette espèce de forêt, de forêt primaire,
35:37 enserrée dans un monde de livres.
35:38 - Ouais, forêt primaire, il faut dire à ceux qui n'ont pas vu...
35:41 - Forêt inaccessible.
35:42 - La grande bibliothèque qui a des plantations autour.
35:45 Philippe Fauret, justement, le fait que lorsque l'on réfléchit aujourd'hui
35:48 à la modernité en littérature, on ne peut pas le faire sans Internet,
35:52 qui est une nouveauté, sans l'intelligence artificielle.
35:54 Le fait, justement, qu'il y ait aujourd'hui des machines qui peuvent écrire des textes,
35:57 des textes que l'on peut lire.
35:59 Je ne dis pas qu'on les lit avec plaisir, mais en tout cas,
36:01 elle peut écrire des textes au kilomètre.
36:04 Vous qui êtes à la fois romancier, mais aussi critique littéraire,
36:07 qu'est-ce que ça vous inspire ?
36:09 - À vrai dire, c'est une question à laquelle je ne me suis pas tellement intéressé.
36:13 Pour moi, c'est un peu l'actualisation.
36:15 On en parlait il y a un instant du rêve, qui est aussi un cauchemar,
36:18 que raconte Borgès dans la bibliothèque de Babel,
36:21 c'est-à-dire une bibliothèque totale,
36:23 à l'intérieur de laquelle tous les livres qui ont été écrits
36:26 ou tous ceux qui pourraient être écrits figurent déjà
36:29 et qui annulent du coup la littérature.
36:31 Parce que si tout est écrit, on revient à la fameuse formule de la brouillère
36:34 dont je suis parti.
36:36 Si tout est écrit, alors plus rien n'est à dire.
36:39 - Et si votre poète se suicide Aurélien Bélanger après une conférence ratée,
36:43 c'est peut-être le signe que c'est particulièrement compliqué
36:47 de tenir un discours sur la littérature ou sur la philosophie ?
36:51 Peut-être que justement, le mieux, c'est de se taire
36:54 et de ne pas essayer de commenter les choses ?
36:57 - Deux choses. La première, c'est que je laisse place pour une hypothèse fantastique
36:59 où il aurait été poussé par un bibliothécaire
37:02 qui pourrait être directement le diable.
37:05 Le diable tel qui prend figure dans cette idée d'une combinatoire totale,
37:09 vision très Faustienne, d'un savoir absolu qui est la mort.
37:12 Mais autre chose, si on est vraiment très sérieux par rapport à la littérature
37:16 telle qu'elle a pris, ça a été une partie importante de la littérature
37:18 et qui a trouvé son apogée au XXe siècle.
37:21 La littérature, en fait, comme mysticisme,
37:24 d'une certaine façon, la littérature est morte il y a 100 ans, en 1923,
37:27 avec la mort de Kafka parce que jamais personne n'a poussé la littérature
37:30 aussi loin comme expérience mystique que Kafka,
37:32 si bien que l'expérience même de la publication est secondaire chez Kafka.
37:36 Et l'idée que Kafka dise à Abra de brûler ses manuscrits
37:39 n'est pas du tout anecdotique. C'est qu'en fait, l'écriture était
37:42 incommensurablement supérieure à la lecture,
37:45 à l'existence même d'un champ qu'on appelle littérature.
37:48 Et donc, on est un peu les héritiers de cette histoire,
37:50 d'une bascule qui est très, très bizarre à analyser
37:53 et qui nous met assez mal à l'aise, nous autres vieux modernes, malgré tout.
37:59 On ne va pas dire d'un retour du religieux, mais d'un tournant mystique.
38:01 En fait, tout ça, en fait, je lisais récemment l'excellente biographie
38:06 de Kafka qui est parue.
38:08 Kafka, c'est Saint-François d'Assise, en fait. Point.
38:12 - Un mot de conclusion, Philippe Forest.
38:14 Alors vous, vous ne considérez pas que la littérature
38:16 s'est achevée en 1923 avec la mort de Kafka.
38:20 Vous considérez qu'il y a une modernité à défendre en littérature.
38:23 - Oui, en tout cas, si elle a été perdue, elle doit être retrouvée.
38:27 C'est un pari sur l'avenir que je prends.
38:29 Je cite à la toute fin du livre cette phrase de Nietzsche
38:33 que Bataille lui-même citait souvent.
38:36 Elle dit cette phrase "J'aime l'incertitude touchant à l'avenir".
38:40 - Et vous battez en brèche l'idée que finalement, il n'y aurait pas d'après.
38:45 - Je veux croire en un après.
38:47 Il nous appartient de l'inventer.
38:49 - Et c'est ce que l'on retrouve dans ce livre qui va paraître dans quelques jours.
38:52 Donc, vous pouvez le commander chez votre libraire.
38:55 Il s'intitule "Rien n'est dit moderne après tout" et il est publié aux éditions du Seuil.
39:01 Et le roman d'Aurélien Bélanger qui lui est déjà paru aux éditions Gallimard,
39:06 il s'intitule "Le XXe siècle".
39:09 Dans quelques secondes, nous ferons le point sur l'actualité dans le 845 d'Anne-Laure Chouin.