L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Août 2022)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Août 2022)
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00:00 *Musique*
00:04 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Historiquement, comment se sont articulées institutions et mouvements sociaux ?
00:11 Les jours que nous sommes en train de vivre sont-ils des jours inédits ?
00:14 Quel regard l'historien porte-t-il à ce sujet ?
00:18 Bonjour Gérard Noiriel.
00:19 Bonjour.
00:20 Les auditeurs de France Culture vous connaissent bien puisqu'on vous retrouve tous les jours
00:25 dans le cours de l'Histoire à 9h55 et vous publiez justement un recueil de certaines de vos chroniques.
00:32 Le pourquoi du comment mieux vivre grâce à l'Histoire aux éditions Michel Laffont France Culture.
00:39 Gérard Noiriel, le fait d'observer le présent, de le commenter en historien,
00:45 qu'est-ce que ça vous inspire en général et puis en particulier aujourd'hui
00:50 alors qu'il y a donc cette réforme des retraites et que celle-ci est discutée à la fois au Parlement
00:56 et puis également dans la rue ?
00:58 Oui, justement, c'est le sous-titre aussi de ce livre qui est emprunté à Marc Bloch
01:03 dans son fameux livre "Apologie pour l'Histoire au métier d'historien"
01:07 donc pendant la Résistance.
01:10 Donc moi c'est un peu l'idéal du métier, ça s'appelle aussi la fonction civique de l'Histoire,
01:14 c'est-à-dire éclairer, comprendre le passé, mais éclairer le présent sans forcément porter des jugements.
01:21 Vous voyez, en tant que citoyen on peut le faire, mais en tant qu'historien,
01:24 je pense que notre fonction c'est d'essayer d'éclairer parce que
01:28 à la fois les choses se répètent et elles changent, c'est la contradiction.
01:32 Donc c'est typique avec ce... c'est pas le seul point que j'aborde évidemment dans le livre,
01:36 mais c'est typique avec ce mouvement actuel des retraites parce que c'est une longue histoire.
01:41 C'est pour ça que ça concentre aussi beaucoup de passion,
01:44 parce que c'est presque, je dirais, un objet d'histoire totale, la question des retraites.
01:49 Elle engage le rapport à la vie, aux métiers, aux inégalités, à tous les étages, etc.
01:56 et le rapport à l'État, parce qu'en France c'est les premières retraites, ça date de Colbert,
02:01 donc vous voyez, pour essayer de fidéliser une clientèle, à l'époque c'était les marins,
02:05 ceux dont l'État avait absolument besoin,
02:07 au XIXe siècle ça s'est étendu à d'autres catégories, notamment aux fonctionnaires,
02:12 mais l'enjeu aussi en France, c'était un enjeu entre les partisans d'une intervention de l'État
02:19 et puis les libéraux, notamment le patronat de la grande industrie,
02:22 qui lui avait son propre système, disons, de retraite pour fidéliser des ouvriers.
02:27 Donc il y a ce passé et au fil du temps, eh bien évidemment, il y a une intervention de l'État social,
02:33 donc en France ça date surtout de l'après-Deuxième Guerre mondiale,
02:36 et puis aujourd'hui avec la crise à laquelle on est confronté,
02:40 il y a une remise en question d'un certain nombre d'acquis sociaux,
02:43 et donc il y a la dimension, au-delà de la dimension de retraite,
02:47 c'est l'ensemble de la crise qu'on vit aujourd'hui qui est en cause.
02:51 - Alors parmi les dates évoquées, il y a 1910, qu'est-ce qui s'est passé en 1910, Gérard Moriel ?
02:57 - En 1910, justement, c'est la première, je dirais, grande loi,
03:01 ça s'appelait la loi sur les retraites ouvrières et paysannes,
03:06 qui a suscité déjà des protestations, puisque la CGT appelait ça la retraite des morts,
03:11 évidemment, puisqu'à l'époque, pour bénéficier de la retraite,
03:14 il fallait avoir atteint l'âge de 65 ans, et il y avait très très peu d'ouvriers qui vivaient jusque-là.
03:20 Donc ça a été un enjeu majeur, et d'ailleurs il y a eu un recul de l'État deux ans après,
03:28 où la pension a été augmentée, enfin l'âge a été reculé dans certaines circonstances, etc.
03:33 Mais ce qui est intéressant par rapport à aujourd'hui, c'est qu'une partie des classes populaires
03:37 était opposée à l'époque à une retraite. - Mais oui, pourquoi ?
03:41 - Parce qu'ils considéraient que l'intervention de l'État dans la vie des gens,
03:48 c'était lié au fait qu'il fallait se faire enregistrer à l'époque pour pouvoir en bénéficier,
03:54 il fallait des timbres, donc il y avait toute une logique bureaucratique.
03:58 Aujourd'hui on est tellement habitué, on est tellement là-dedans que personne ne s'en étonne,
04:01 mais à l'époque il y avait une forme de résistance qui était assez forte en France,
04:05 parce que la France était encore un pays où le monde paysan, l'artisanat, etc. étaient très forts.
04:11 Donc les gens se disaient "Vaut mieux que je garde mes sous pour me faire, enfin, voyez,
04:15 une petite réserve ou acheter une terre, etc. plutôt que de le donner à l'État pour toucher des cotisations.
04:21 Donc la logique dans laquelle on est aujourd'hui, c'est une logique aussi où il y a progressivement
04:26 une pénétration de l'État, de la logique de l'État dans l'identification des personnes en tant qu'ayant droit, etc.
04:31 dont on ne parle pas aujourd'hui tellement on l'a intériorisé.
04:34 Mais dans l'histoire c'est une dimension importante quand on aborde la question des retraites.
04:38 - Mais alors ça veut dire quoi justement cette présence de l'État ?
04:41 Ça veut dire que contrairement à ce que l'on pourrait entendre, on n'a pas affaire à une diminution de son rôle ?
04:48 Ou alors précisément on a affaire à des mouvements de résistance, à une diminution du rôle de l'État, Gérard Noiriel ?
04:56 - Oui, on a des phases comme ça historiques, c'est-à-dire que cette espèce d'alliance qu'on trouve en 1910
05:03 entre une partie du patronat et une partie des classes populaires, on pourrait dire alliance libérale
05:08 contre cette loi qui illustrait l'intervention de l'État plus massive, elle s'est progressivement atténuée.
05:15 Et après il y a 1936, le Front populaire, la première loi sociale, et 1945 la résistance, etc.
05:21 Et là on est passé au nouveau stade qui est celui de l'État social et depuis les années 1980-1990 il y a une remise en cause.
05:29 Donc il y a à nouveau cette question qui se pose et certains disent il vaut mieux avoir des assurances privées, etc.
05:35 Donc il y a un retour de cette logique dans les enjeux actuels.
05:39 - Il y a aussi autre chose quand même, le fait qu'aujourd'hui, alors on est tellement habitué à cela qu'on ne le voit plus,
05:45 mais il y a quelques années, pas si longtemps que ça d'ailleurs, les pauvres étaient principalement de vieilles personnes.
05:54 Aujourd'hui c'est quelque chose qui a considérablement changé puisque les pauvres sont bien souvent des familles monoparentales,
06:01 autrement dit, bien souvent des femmes avec enfants. Qu'est-ce que ça vous inspire Gérard Noiriel ?
06:06 - Il y a effectivement une évolution dans les formes d'inégalité qui est très importante.
06:13 Aujourd'hui on sait que grâce aux acquis sociaux, à la retraite, etc.
06:18 Il y a des éléments qui ont favorisé, je dirais, les seniors, comme on dit, à condition évidemment,
06:26 toute une série de conditions qui dans leur vie active, la continuité du travail,
06:31 donc ça avantage certaines professions par rapport à d'autres.
06:33 Et je voudrais quand même faire une parenthèse, je vous souviens un point qui n'est pas beaucoup abordé dans cette bataille sur les retraites,
06:38 c'est la question de l'immigration. Parce que ceux qui en souffrent le plus justement par rapport à la situation actuelle,
06:45 ce sont les travailleurs immigrés, ceux qu'on a embauchés dans les années 70, etc.
06:48 qui parfois n'ont pas de papier, donc des clandestins, qui parfois, évidemment, les accidents du travail, etc.
06:55 font des carrières interrompues. Et donc voilà, on a des catégories, ça a été bien abordé par rapport aux femmes aussi aujourd'hui,
07:02 dans cette loi. Donc la loi sur les retraites, elle met au jour aussi toute une série d'inégalités dans l'espérance de vie,
07:08 selon les classes sociales, etc. Donc c'est aussi ça qui condense aujourd'hui les difficultés.
07:15 Le refus de cette réforme, est-ce qu'il signifie aussi une évolution du rapport au travail, Gérard Noiriel ?
07:21 Je crois que, enfin, le rapport au travail, je crois que ce qui a changé, c'est que peut-être l'expression du rapport au travail,
07:28 c'est-à-dire la visibilité, la pénibilité est plus grande aujourd'hui, grâce au développement des médias, des réseaux sociaux, etc.
07:36 Mais que la souffrance au travail, elle n'est pas nouvelle. Je veux dire que, en moyenne, dans les mines de...
07:40 Moi, j'ai travaillé, j'ai fait ma thèse sur les mineurs de fer et les sidérurgistes. La France, dans les années 30, en Lorraine,
07:46 c'était l'un des pays du monde où le taux d'accident mortel du travail était le plus important.
07:51 Mais qui en parlait à l'époque ? Pratiquement personne, sauf les jeunes ouvriers, mais c'était une fraction
07:57 marginale un peu de la population par rapport à l'opinion publique. Donc aujourd'hui, ça c'est un progrès plutôt,
08:03 une sorte de conscience collective de la pénibilité du travail.
08:07 Alors justement, ces mineurs, ils arrêtaient de descendre la mine à quel âge ? Comment on vivait-ils ?
08:13 Ah ben, souvent, ils n'allaient pas... Enfin, c'est quand même dans les mines qu'il y a eu les premières retraites, justement,
08:19 à cause de cette pénibilité du travail, mais très peu atteignaient la retraite. C'était des métiers extrêmement difficiles.
08:24 C'est d'ailleurs des lieux qui ont concentré l'immigration parce que, justement, d'abord les Belges, ensuite les Polonais, etc.
08:31 Dès le 19e siècle, on a fui ces métiers-là. C'était une manière de fuir la pénibilité du travail.
08:37 C'était d'essayer de changer de métier, de faire... Les pères essayaient que leurs enfants fassent l'apprentissage, etc.
08:44 pour passer au jour et non plus travailler au fond de la mine. Donc on a là une évolution, mais la pénibilité du travail s'est transformée aussi.
08:51 C'est-à-dire qu'il y a moins d'accidents, mais il y a une intensité du travail qui a augmenté.
08:55 Et c'est ce qui fait qu'aujourd'hui, c'est un des éléments qu'on entend par rapport à la retraite.
09:00 Des gens qui se disent "comment je vais tenir jusqu'à 65-67 ans".
09:03 Donc la question de l'allongement de la vie, comme on dit, ce n'est pas le seul critère qu'on doit prendre en compte.
09:09 C'est aussi cette question de la pénibilité. Et puis, il y a certainement aussi des aspirations à ne plus vouer complètement sa vie au travail
09:16 parce qu'il y a une diversification des possibilités, des loisirs.
09:21 Des gens veulent aussi pouvoir se réaliser leur vie, des rêves qu'ils ont eu toute leur vie,
09:27 qu'ils n'ont pas pu mettre en œuvre, de le faire au moment de la retraite.
09:31 Et puis alors, l'évolution des institutions ou des pratiques institutionnelles.
09:35 Le 49-3, lorsque certains appellent le passage en force, le gouvernement et notamment le président de la République
09:41 appellent ça le "cheminement démocratique de la loi".
09:45 Vous, historien Gérard Noiriel, que diriez-vous ?
09:49 Justement, la question de la démocratie est intéressante dans ce débat-là,
09:54 puisqu'il y a différentes conceptions de la démocratie.
09:56 Il y a la démocratie qui s'est imposée par la délégation de pouvoir au détriment de la démocratie directe,
10:03 que les Gilets jaunes, par exemple, avaient voulu réactiver.
10:06 Et puis, voilà, il y a ce fameux 49-3 qui court-circuit le débat parlementaire.
10:13 Mais je crois qu'on oublie quand même que le 49-3 a été appliqué en 2016 avec la loi El Khomri.
10:21 Ce n'est pas si ancien.
10:23 Donc un gouvernement de gauche qui a fait passer cette loi sur le travail de cette manière-là.
10:30 Ça avait suscité déjà des protestations.
10:32 C'est aussi une des causes de la scission au sein du Parti socialiste.
10:35 Oui, parce qu'il faut rappeler aux auditeurs pourquoi le gouvernement l'avait utilisée.
10:41 Parce que précisément, cette loi ne faisait pas unanimité au sein.
10:45 Voilà, c'est toujours quand il n'y a pas la possibilité d'avoir une majorité électorale.
10:49 Mais là, c'était au sein de la propre majorité gouvernementale.
10:53 Voilà, c'est ça. C'est lié aux frondeurs. C'est la question des frondeurs.
10:57 Donc ce mouvement-là, je pense qu'il peut servir aussi de précédent,
11:00 parce que ça a aussi initié le mouvement de la nuit debout, vous savez,
11:04 qui a existé pendant plusieurs mois, où justement, à partir de cette crise de la démocratie représentative,
11:10 certains voulaient réhabiliter des formes de démocratie directe où on discutait le soir, avant la nuit.
11:16 Voilà. Et puis ces mouvements, c'est une des spécificités citées de la situation actuelle,
11:23 peut-être liée aux réseaux sociaux, aux transformations de l'espace public.
11:27 C'est que ces mouvements peuvent être intenses, charrier toute une série de propositions.
11:34 C'était le cas aussi avec les Gilets jaunes. Et puis après, la tendance a s'affaisser.
11:38 Et puis voilà, la route tourne, comme on dit.
11:40 Mais il y a aussi une évolution également de ce que voulait la gauche à l'époque de la loi El Khomri,
11:49 de ce qu'elle veut aujourd'hui. Alors, ce n'est plus la même gauche. La coalition n'est pas la même.
11:55 Là aussi, Gérard Noiriel a un commentaire à ce sujet.
11:58 Justement, dans ce livre, j'ai aussi une chronique sur la définition de la gauche et de la droite.
12:04 Parce que ça peut évoluer au cours du temps, au cours de l'histoire.
12:06 On a vu des évolutions. Si on prend par exemple la question nationale, qui était une question de gauche,
12:11 qui est passée à droite, etc. Et là, on voit bien aujourd'hui qu'on est aussi dans une période de redéfinition gauche-droite.
12:19 Pourquoi ?
12:20 Je pense pour différentes choses. Il y a des choses qui ne concernent pas la question du travail,
12:25 mais du rapport aux valeurs, aux normes.
12:28 Est-ce que c'est le social ou est-ce que c'est les identités, les spécificités d'origine, etc.
12:37 qui doivent jouer un rôle majeur ? Comment articuler tout ça ?
12:40 Et puis, il y a un éclatement des partis.
12:42 Je pense qu'il y a un éclatement des partis qui rend beaucoup plus difficile qu'avant la cohésion.
12:47 On le voit à gauche, mais aussi on le voit à droite, puisque c'est le cas actuellement.
12:51 Donc ça, ça crée aussi une difficulté particulière pour la structure politique, c'est-à-dire les partis politiques.
12:59 Et du coup, le recours au président, celui qui s'impose comme le chef de l'État,
13:04 avec les pouvoirs que lui donne la Vème République, est plus important.
13:08 La gauche est-elle plus à gauche aujourd'hui qu'hier, Gérard Noiriel ?
13:13 Il faudrait avoir une définition objective du mot gauche pour pouvoir répondre à cette question-là.
13:17 Moi, je pense qu'elle se recompose et qu'on est aujourd'hui, historiquement, si vous voulez,
13:23 c'est vraiment, on voit le lien dans les recompositions de l'espace public,
13:27 puisque dans la démocratie représentative, l'espace public, il est structuré par la presse, par les journaux, par les journalistes, etc.
13:34 Il faut bien un lieu où les citoyens puissent échanger, mais à distance.
13:39 Et donc, lorsqu'il y a de grandes transformations des instances de communication, comme c'est le cas aujourd'hui,
13:45 et comme ça avait été le cas à la fin du XIXe siècle, c'est pour ça que la fin du XIXe siècle, c'est une période très intéressante,
13:51 avec la naissance de la presse de masse à la fin du XIXe siècle, et donc des partis politiques.
13:57 Aujourd'hui, on est dans une période de restructuration de l'espace public, affaiblissement des partis,
14:02 multiplication des réseaux de communication, souvent plus réduits, mais qui structurent des groupes.
14:09 Et tout ça rend l'exercice de la démocratie plus compliqué, à la fois avec des avancées, mais aussi avec des reculs.
14:16 Et oui, parce que lorsque vous évoquez la loi El Khomri et les difficultés qu'il y avait eues au sein du PS,
14:22 ces difficultés étaient liées notamment à la disparition de la discipline de parti,
14:27 et c'est exactement ce à quoi on assiste aujourd'hui, puisque si le 49.3 a été utilisé,
14:34 c'est notamment parce que le gouvernement ne pouvait pas être sur des voix des Républicains.
14:40 Ce qui signifie deux choses. D'abord, il n'y a plus de discipline de parti, y compris auprès des Républicains,
14:46 et puis ça signifie aussi, puisqu'on était dans la définition de la droite et de la gauche,
14:50 que des Républicains peuvent voter contre une loi qui, a priori, aurait été une loi en phase avec ce qu'ils voulaient traditionnellement.
15:00 Oui, c'est ça. Il y a, je crois, aussi le fait que dans l'opinion, comme on dit, cette loi soit massivement rejetée, évidemment.
15:08 C'est là qu'il reste quand même notre démocratie fonctionne, parce que derrière, évidemment, il y a le siège,
15:15 la question de la réélection, la question de l'électorat. On a entendu beaucoup de députés qui disaient
15:21 « Oui, quand je vais dans ma permanence, les gens sont inquiets, etc. »
15:25 Oui, alors souvent, quand je vais dans ma permanence, ceux qui disent cela sont des élus, les Républicains de circonscription rurale ou ouvrière.
15:36 Voilà, c'est ça aussi qui est important, c'est qu'on voit que dans ces milieux qui n'étaient pas forcément les plus engagés dans la lutte sociale,
15:45 il y a aujourd'hui un mécontentement, une radicalisation, et que cette question des retraites,
15:51 on ne peut pas l'isoler non plus d'un malaise social plus global qui existe depuis un certain nombre d'années,
15:57 qui sont peut-être liés à des questions structurelles aussi de déclassement de l'économie française,
16:03 et qui rendent difficile aussi l'exercice des mandats politiques.
16:06 Et alors, cette motion qui a été lancée par Charles de Courson, autrement dit par un député centriste,
16:12 et qui est censée faire le trait d'union entre le Rassemblement National et la NUPES, qu'est-ce que vous en pensez Gérard Noiriel ?
16:20 Non, non, pas sur le fond, mais sur le fait qu'il y ait ce drôle de trait d'union, quoi.
16:26 Ça, ça fait partie des stratégies politiques, si vous voulez espérer avoir une majorité, il faut dépasser les clivages partisans,
16:34 et puis essayer de créer un consensus, qu'il n'y a pas un consensus, mais enfin une majorité.
16:39 Alors là, c'est vraiment une majorité de circonstances ?
16:42 Il me semble, oui, enfin moi je ne suis pas un grand expert dans ce genre de choses,
16:47 mais je crois que c'est effectivement une manière de montrer que ça dépasse les clivages.
16:54 Ça, c'est intéressant aussi, parce que l'intersyndicale, par exemple, c'est aussi un événement très important,
16:58 puisqu'on sait que traditionnellement, entre la CGT et la CFDT, ce n'était pas forcément évident d'arriver à créer une alliance ferme, durable,
17:07 et jusqu'à aujourd'hui, en tout cas, elle existe, donc il y a ces différentes stratégies d'unité qui existent.
17:14 Est-ce que ça, ça vous rappelle, non pas l'intersyndicale, mais le trait d'union, le fait qu'il y ait des recompositions, des alliances de circonstances,
17:22 est-ce que ça, ça vous rappelle la Troisième République ?
17:24 Oui, on a eu effectivement, on pourrait revenir même à l'époque de l'affaire Dreyfus, avec le bloc des gauches,
17:30 ou bien l'alliance qui a débouché sur le Front populaire.
17:35 On a la mise en place du Front antifasciste en 1934, et puis après, donc, une alliance électorale,
17:42 et quand on voit les alliés de l'époque, socialistes, radicaux et communistes,
17:46 leur divergence de vision de la politique était bien aussi grande que ce qu'il y a aujourd'hui au sein de la coalition
17:54 en train de formation pour cette motion de censure.
17:57 Donc après, voilà, après, il y a des nécessités qu'impose la logique démocratique dans laquelle on vit,
18:03 qui est la loi du nombre.
18:04 Si vous voulez gagner les élections, vous devez avoir le plus grand nombre d'électeurs.
18:09 Et donc cette logique-là implique que des gens, voilà, fassent des compromis,
18:12 puis après, il y a l'exercice du pouvoir. On l'a vu sur le Front populaire, combien c'est difficile.
18:16 Mais justement, est-ce que le fait qu'il y ait des coalitions, est-ce que c'est une forme dégradée de la démocratie,
18:22 ou au contraire, une forme adulte, rationalisée ?
18:26 Je dirais que, alors là, si on faisait une comparaison selon les pays,
18:30 on voit que la démocratie peut être complètement dégradée quand il y a vraiment des conflits comme ça
18:35 entre organisations qui n'arrivent pas à s'entendre, etc.
18:38 Donc il faut trouver des formules de façon à respecter ce qui est le cœur de la démocratie représentative,
18:45 c'est-à-dire, voilà, trouver une majorité d'électeurs.
18:48 Gérard Noiriel, historien, le pourquoi du comment, c'est le livre que vous publiez en coédition
18:53 Michel Laffont France Culture. On va se retrouver dans une vingtaine de minutes.
18:56 J'ai noté beaucoup de chroniques où vous évoquez des thèmes d'actualité,
19:01 pourquoi les ouvriers ne votent plus à gauche.
19:04 J'ai noté aussi une chronique, cette fois-ci dans l'actualité internationale,
19:08 pourquoi Poutine a annexé la Crimée.
19:11 Et puis, plus généralement, une interrogation, par exemple,
19:15 pourquoi il est faux d'affirmer que la société française est de plus en plus violente.
19:19 Tout cela, ça résonne avec cette actualité.
19:22 Gérard Noiriel, on se retrouve dans une vingtaine de minutes
19:25 pour évoquer ces thèmes historiques en matière de présent.
19:29 8h sur France Culture.
19:30 7h-9h.
19:32 Les Matins de France Culture. Guillaume Erner.
19:37 8h21. Gérard Noiriel, vous êtes notre invité, vous êtes historien, vous publiez le pourquoi du comment.
19:43 Une sélection de certaines de vos chroniques, des chroniques qu'on peut entendre à 9h55
19:48 dans le cours de l'histoire du camarade Xavier Mauduit.
19:51 Ce livre, il est publié aux éditions Michel Laffont France Culture.
19:55 C'est une coédition. Mon camarade Jean Lemary, dans son billet politique,
19:58 vient de parler de chaos. Il a expliqué que ce terme était employé,
20:03 employé évidemment dans un but à la fois politique et polémique.
20:07 Aujourd'hui, pour l'historien que vous êtes, qu'est-ce qui signifie ce terme de chaos ?
20:11 Est-ce qu'une société peut être en ordre ?
20:14 Si vous voulez, on voit là l'évolution du langage,
20:17 même dans la définition de ce que c'est que la violence politique.
20:22 Si vous comparez par exemple avec le 6 février 1934,
20:26 où il y a eu une trentaine de morts à la suite de cette manifestation,
20:30 les manifestants d'extrême droite voulaient prendre l'Elysée, etc.
20:33 On voit bien qu'il y a globalement, ce que je raconte dans une des chroniques,
20:37 un recul de la violence. Mais il y a aussi la sensibilité à la violence.
20:41 Le mot violence, lui aussi, mérite définition.
20:44 Donc un recul de la violence physique, donc un recul aussi des formes de chaos extrêmes,
20:48 qui sont les chaos révolutionnaires, pour une vision plus symbolique.
20:53 C'est-à-dire maintenant, le fait qu'il y ait trois poubelles dans la rue,
20:56 on va dire que c'est le début du chaos.
20:58 Ou le fait que la permanence d'un élu soit taguée, etc.
21:02 Après, chacun peut interpréter comme il veut.
21:05 Mais historiquement, oui, on peut dire que c'est la preuve d'un aspect positif,
21:09 c'est-à-dire la pacification des relations sociales dans nos sociétés.
21:13 C'est ça qui nous rendrait de plus en plus intolérants,
21:16 ou de plus en plus impressionnables,
21:19 effectivement, par des manifestations, des autocollants sur une permanence.
21:23 Bon, c'est peut-être embêtant, il faut enlever les autocollants après,
21:27 mais ça ne représente peut-être même pas une violence symbolique, en pensez-vous ?
21:31 - Oui, c'est ça. Alors après, le fait qu'une personne se fasse insulter,
21:35 c'est toujours répréhensible, c'est bien évident.
21:37 Donc ce ne sont pas des choses qu'il faut justifier, mais on peut les expliquer.
21:41 C'est le rôle, justement, de l'historien.
21:44 Donc effectivement, il y a une évolution.
21:47 Et cette symbolique, elle est aussi liée aux modifications du système de communication.
21:53 C'est-à-dire qu'avec le développement des réseaux sociaux, des médias,
21:57 des chaînes d'info en continu, etc., il y a une focalisation.
22:01 On le sait, ça a été parfois reproché à ces chaînes,
22:03 notamment pendant le mouvement des Gilets jaunes,
22:05 où il y avait une focalisation sur les actes de violence.
22:08 Donc ce qui fait qu'un certain nombre de gens qui se disent,
22:10 comme vous le notiez tout à l'heure,
22:12 que quand on joue le jeu de la démocratie, ça ne marche pas,
22:15 eh bien, voilà, allons vers des formes violentes,
22:19 mais qui sont malgré tout limitées par rapport à la violence
22:23 telle qu'on l'a connue dans l'histoire.
22:25 La répression, d'ailleurs, des manifestations, il n'y a pas que le 6 février 1934.
22:29 Vous évoquez, par exemple, la répression de la manifestation du 8 février 1962
22:34 dans le Pourquoi, du Comment, peut-être quelques mots,
22:37 alors sur cette situation qui, bien entendu, n'a absolument rien à voir
22:40 avec ce à quoi on assiste aujourd'hui,
22:44 mais justement, qu'est-ce que l'on peut tirer comme enseignement
22:47 sur cette page tragique de notre histoire, Gérard Noirier ?
22:50 - Oui, donc là, c'est la fin de la guerre d'Algérie.
22:52 Il y a deux manifestations extrêmement sanglantes,
22:56 le 17 octobre 1961, contre les travailleurs algériens qui avaient manifesté,
23:01 et puis celle du 8 février 1962,
23:03 qui va faire, en plus, 7 ou 8 victimes,
23:07 et qui marque là, effectivement, la violence d'État
23:11 à l'encontre des manifestants.
23:14 Donc, ça a donné lieu à une polémique.
23:17 Après, dans la mémoire collective aussi, disons,
23:20 on a, dans un premier temps, beaucoup mis en valeur la manifestation de 62,
23:27 de Charonne, c'était au métro Charonne,
23:30 parce qu'elle impliquait, parmi les victimes, la plupart étaient communistes,
23:34 et puis, après, aujourd'hui, on a plutôt tendance à mettre en évidence,
23:38 à rappeler, à commémorer, celle du 17 octobre 1961.
23:41 Mais globalement, on était là dans un contexte
23:44 où la violence d'État était plus forte qu'aujourd'hui.
23:47 - Comment était-elle reçue, cette violence d'État ?
23:50 - Elle était, je crois, là, il y avait un clivage aussi politique-partisan
23:54 beaucoup plus net, beaucoup plus clair qu'aujourd'hui,
23:57 entre la droite et la gauche, et donc,
23:59 elle était évidemment condamnée fermement par toutes les forces de gauche,
24:04 aussi les associations, la Ligue des Droits de l'Homme, etc.
24:07 Et puis, sinon acceptée, du moins minimisée par la droite et l'extrême droite.
24:14 Je pense que les choses ont changé.
24:17 Il y a eu 68, où la violence n'a pas été...
24:22 Enfin, il y a eu des victimes dans les mouvements de mai-juin 68,
24:26 mais il rêve déjà un recul.
24:28 Et puis, par la suite, donc, il y a une sorte, même au niveau de la police,
24:32 une sorte de volonté de minimiser les affrontements physiques.
24:36 Et là, on a, ça a été une leçon des Gilets jaunes,
24:40 c'est un retour aussi de la violence dans la répression.
24:44 Ça a été montré, même, par des études sociologiques.
24:47 Donc, il y a, vous voyez, une tension.
24:49 On n'est pas dans un mouvement qui est linéaire
24:51 vers de plus en plus de pacification.
24:54 Mais dans une tendance longue, sur la longue durée,
24:57 si on prend une échelle séculaire, je dirais,
25:00 il y a effectivement un recul de la violence physique.
25:02 - Gérard Noiriel, vous êtes historien,
25:04 vous êtes penché sur un grand nombre de phénomènes,
25:08 la politique, la droite, l'extrême droite.
25:11 Vous avez pu bien lire sur Éric Zemmour.
25:13 Alors, justement, il y a aujourd'hui une actualité autour de lui,
25:18 une actualité éditoriale.
25:20 C'est, par exemple, un article que l'on trouve dans Le Parisien aujourd'hui.
25:23 Éric Zemmour redevient écrivain.
25:26 Restera-t-il politique ? C'est la question que pose Le Parisien.
25:29 Il publie un ouvrage qui revient sur sa campagne,
25:32 un ouvrage de règlement de compte.
25:35 C'est un genre littéraire connu en politique.
25:38 Il en veut, il en veut notamment à Marine Le Pen.
25:41 Il en veut aussi au maire de Béziers, à Robert Ménard,
25:47 qui est considéré par Éric Zemmour comme un traître.
25:51 Si vous deviez justement évoquer ce personnage,
25:55 puisque vous l'aviez comparé notamment à Maurras,
25:58 il n'a pas obtenu le score qu'il souhaitait à la présidentielle.
26:01 Que diriez-vous sur le phénomène Éric Zemmour-Gérard Noiriel ?
26:04 Je dirais que la première chose qui m'a choqué,
26:10 qui a été la raison du livre que j'avais consacré,
26:13 je reprends d'ailleurs dans une chronique autour de Charles Martel,
26:16 la bataille de Boitier 732, etc.
26:19 c'est le fait qu'on puisse le considérer comme un historien.
26:23 D'ailleurs, vous savez qu'il y a eu un petit livre qui a été publié
26:26 chez Calimer dans la collection Trak,
26:29 où un collectif d'historiens de différentes générations,
26:32 historiens, historiennes, se sont mobilisés
26:34 pour les différents points que Zemmour avait abordés
26:37 dans ses bouquins historiques pour montrer que ça ne tenait pas du tout la route
26:39 du point de vue de la recherche historique.
26:41 Donc c'est un usage de l'histoire,
26:43 j'ai montré que c'était classique à l'extrême droite,
26:45 depuis Drumond, Maurras, etc.
26:48 Un usage politique qui est injustifiable
26:54 d'un point de vue de la recherche historique,
26:56 donc de la vérité historique,
26:58 et qui, politiquement, n'est pas forcément toujours gagnant.
27:02 C'est ce que j'avais montré par rapport à Drumond,
27:04 qui a été élu député, puis qui s'est à l'Assemblée nationale écroulé,
27:08 parce qu'il n'a pas été réélu, etc.
27:11 Donc c'est un peu le pronostic que j'avais fait,
27:13 qui n'a pas été tout à fait faux,
27:15 puisque finalement le score qu'il a fait au présidentiel
27:18 a été assez limité par le fait.
27:21 Donc il y a un ressentiment,
27:23 moi je ne sais pas, je n'ai pas lu ce dernier ouvrage,
27:26 j'ai lu les comptes rendus,
27:28 donc c'est une sorte de ressentiment qui s'exprime en accusant les autres.
27:32 Donc je ne sais pas si, à partir de là,
27:34 on peut espérer faire une grande carrière,
27:36 ni comme écrivain, ni comme politicien.
27:38 - En tout cas, comme vendeur de livres,
27:40 pour l'instant, Éric Zemmour a fait une carrière relativement florissante,
27:45 mais est-ce que ça signifie qu'on a affaire à deux extrêmes droites,
27:48 dans le même temps, l'extrême droite,
27:51 je veux dire le Rassemblement national,
27:53 qui lui-même récuse d'ailleurs ce qualificatif d'extrême droite,
27:57 se considère comme un parti social,
27:59 c'est un parti qui est hostile à la réforme des retraites,
28:03 est-ce qu'il y a donc deux parties à la droite extrême ?
28:07 Est-ce que l'on a affaire à une mutation de l'extrême droite,
28:10 selon vous Gérard Noiriel ?
28:11 - Je pense qu'effectivement, historiquement,
28:14 l'extrême droite change également,
28:17 de même que l'on le disait tout à l'heure pour la gauche et la droite,
28:19 mais l'extrême droite d'aujourd'hui
28:21 ne peut pas être comparée avec l'extrême droite des années 30.
28:24 Maurras, vous savez, il était hostile à la République,
28:27 il voulait restaurer la monarchie, etc.
28:29 Il y avait une violence aussi de rue, là encore,
28:32 qui était beaucoup plus importante, etc.
28:34 Donc il y a une évolution,
28:36 et je pense que dans les mobilisations de gauche ou d'extrême gauche,
28:41 le fait d'attiser comme ça cette thématique de l'extrême droite
28:44 en faisant référence constamment aux années 30,
28:47 on ne peut pas, en tant qu'historien, le légitimer,
28:50 c'est de l'anachronisme quelque part.
28:52 - Ça ne ressemble pas du tout aux années 30, la période que nous traversons ?
28:54 - Il y a toujours, on peut toujours trouver des points communs.
28:58 Il y a des points communs dans la rhétorique,
29:00 c'est ce que j'avais essayé de montrer.
29:02 Mais globalement, le schéma politique, le champ politique,
29:05 la violence politique n'est pas la même.
29:07 Je veux dire que ce soit dans les années 30,
29:09 vous avez l'affrontement entre l'extrême gauche,
29:11 qui est représentée par le Parti communiste,
29:13 qui appelle à la révolution prolétarienne,
29:15 l'image de l'URSS, etc.
29:16 Et de l'autre côté, vous avez l'extrême droite
29:18 qui veut liquider la République,
29:20 ce qui sera fait d'ailleurs sous Wichy.
29:22 Donc là, on est dans une sorte de réutilisation.
29:25 Même le thème de la laïcité, par exemple,
29:27 aujourd'hui, il est utilisé comme une revendication
29:30 aussi par le Front National, le Rassemblement National,
29:34 alors que dans les années 30, on sait que la question religieuse,
29:36 catholique, laïque, etc. est tout à fait centrale.
29:39 Donc il y a toute une série d'évolutions
29:41 qu'il faut déjà avoir en tête pour comprendre les recompositions
29:44 dans ce qui va s'appeler extrême droite,
29:46 avec des gens qui récusent l'étiquette.
29:48 Et après tout, ils ont le droit aussi de récuser l'étiquette.
29:51 Donc voilà, il y a des tentatives.
29:53 Ce qui est commun avec l'extrême droite,
29:55 c'est qu'on voit dans les années 30,
29:56 quand il y a une déstabilisation du champ politique,
29:59 comme c'était le cas les années 30,
30:01 par exemple, Doriot, vous voyez,
30:02 des gens qui étaient ex-communistes,
30:04 qui vont créer un nouveau parti, le PPF,
30:07 et qui essayent de s'implanter,
30:10 de trouver leur place.
30:11 Ce sera un échec pour Doriot.
30:13 Mais voilà, donc à partir de là,
30:15 oui, il y a un champ politique,
30:17 une structure politique qui peut transcender les époques.
30:20 Et aujourd'hui, on voit effectivement,
30:22 la tentative des Zemmour, c'était d'essayer de réinstaller,
30:24 d'installer une nouvelle mouvance,
30:26 moins populaire peut-être,
30:27 plus centrée sur des questions aussi des valeurs,
30:31 mariage pour tous, etc.
30:33 Et jusqu'à présent, il n'y a pas l'espace pour ça,
30:36 parce qu'il manque l'électorat, on pourrait dire.
30:39 - Alors le mot populiste, ça c'est un nouveau mot.
30:42 Vous revenez d'ailleurs sur ce terme dans votre livre,
30:46 "Le pourquoi du comment", Gérard Noiriel.
30:48 Est-ce que par exemple, ce terme est plus adapté
30:51 pour qualifier aussi bien, je ne sais pas,
30:53 moi, la NUPES selon vous, le Rassemblement National,
30:57 voire, on a parlé également d'un populisme du centre
31:02 pour le mouvement d'Emmanuel Macron.
31:04 Que diriez-vous ?
31:05 - C'est un mot ambigu, polysémique.
31:08 Je montre dans la chronique,
31:09 il y a une époque où le mot populiste,
31:12 il était vu très positivement.
31:13 Il y a un prix littéraire, le prix populiste
31:15 qui était donné à des écrivains issus des milieux populaires.
31:18 Et voilà, qu'on voulait aider à se faire un nom
31:21 dans l'espace public, etc.
31:22 Et puis, il y a eu une évolution, une inversion,
31:25 ça date peut-être de 15, 20 ans,
31:27 je ne sais pas précisément la date,
31:29 mais où le terme populiste a été employé
31:31 de plus en plus négativement.
31:33 Alors, il faut faire la part des choses,
31:34 c'est-à-dire qu'on peut utiliser le mot populiste,
31:36 par exemple, pour dénoncer des gens
31:39 qui sont des porte-parole de revendications
31:41 qui viennent des classes populaires.
31:43 Là, c'est injuste d'utiliser un terme péjoratif.
31:47 C'est normal dans une démocratie qu'il y ait des gens
31:49 qui soient les représentants des milieux populaires
31:52 qui n'ont pas accès à l'espace public.
31:54 Mais le terme populiste peut aussi désigner
31:57 une tendance politique qui vise à exploiter
32:00 la souffrance du peuple
32:02 pour ses propres intérêts partisans.
32:04 Trump est un exemple, je trouve,
32:07 très frappant de populisme.
32:09 Donc, il y a l'ambiguïté du terme
32:11 qui fait qu'un certain nombre de gens,
32:12 sociologues notamment, hésitent à l'utiliser
32:15 et préfèrent trouver d'autres vocables
32:17 pour définir le contexte politique.
32:19 - Mais alors, ce qui est étonnant,
32:20 vous citez Trump,
32:22 c'est particulièrement éclairant à cet égard.
32:24 On se demande, dans ces conditions,
32:26 pourquoi ces populistes attirent le peuple ?
32:31 Vous posez la question de Butant Blanc,
32:33 pourquoi les ouvriers ne votent plus à gauche,
32:36 Gérard Noiriel ?
32:38 - Alors, effectivement, il y a là une histoire longue
32:42 qui est le rapport entre la gauche et le monde ouvrier.
32:45 Donc, pour ne pas remonter trop loin,
32:48 on peut dire que c'est sous la Troisième République,
32:50 avec Jaurès, avec la naissance de l'humanité,
32:53 avec les partis socialistes,
32:55 avec la naissance de la CGT, etc.
32:57 Il y a un lien qui se constitue précisément
33:01 entre le monde ouvrier mobilisé,
33:03 la classe ouvrière mobilisée,
33:05 et la gauche.
33:07 Et ce lien, ce qu'on a eu tendance peut-être,
33:10 et je dirais presque moi aussi dans mes premiers travaux,
33:12 j'ai écrit un livre sur l'histoire du monde ouvrier,
33:14 c'est que la classe ouvrière n'a jamais représenté
33:17 l'ensemble des classes populaires.
33:19 Il y a toujours eu une fraction des classes populaires,
33:21 surtout en France,
33:23 où la paysannerie a été très longtemps importante,
33:25 statistiquement, et puis surtout,
33:27 les travailleurs indépendants, comme on disait,
33:29 la petite entreprise, des gens qui vivaient parfois
33:32 plus mal que les ouvriers,
33:34 qui ne pouvaient pas se reconnaître dans le discours
33:36 véhiculé par la gauche,
33:38 et donc, qui ont été, même sous le Front Populaire,
33:41 un petit peu tenus à l'écart.
33:44 Et malgré tout, il y a un élan qui, en France,
33:47 est né beaucoup à partir du Front Populaire,
33:49 qui a duré jusqu'à les années 70,
33:51 qui a structuré la gauche, socialiste, communiste,
33:54 autour de ces valeurs du salariat, du monde ouvrier,
33:57 et qui s'est délitée à partir des années 80,
34:00 pour des raisons sociologiques, déjà,
34:02 c'est-à-dire la crise économique,
34:04 la désindustrialisation,
34:06 c'est-à-dire les bastions forts du monde ouvrier
34:08 se sont effrités,
34:10 la précarisation de l'emploi, qui a affaibli
34:12 les syndicats, etc.
34:14 Et puis, un autre élément qu'on ne peut pas nier,
34:16 c'est aussi l'expérience de gauche
34:18 avec Mitterrand, en 80.
34:20 Donc, le fait que les promesses faites par la gauche
34:26 d'un monde meilleur,
34:28 qui avait suscité beaucoup d'espoir,
34:30 en ce moment, du 10 mai 81, peut-être pour les anciens, etc.
34:32 Et donc, il y a eu une déception
34:34 qui a beaucoup entraîné des désillusions,
34:37 et du coup, ouvert un nouvel espace
34:39 qui a été tendanciellement occupé
34:41 par l'extrême droite.
34:43 - Bon, on continue dans ce regard
34:45 que vous posez sur l'actualité,
34:47 au travers de vos chroniques, Gérard Noiriel,
34:49 le pourquoi du comment.
34:51 On a entendu évoquer Vladimir Poutine,
34:53 à la fois en raison de l'inégalité
34:55 et en raison de la visite
34:57 de Xi Jinping, le président chinois,
34:59 et puis, également, parce que
35:01 Vladimir Poutine se serait rendu
35:03 à Mariupol.
35:05 Et vous évoquez dans votre livre
35:07 l'annexion de Vladimir Poutine-Crimée.
35:11 Pourquoi l'a-t-il annexé ?
35:14 Là aussi, l'historien que vous êtes
35:16 voit ressurgir des noms
35:18 qui ont été importants
35:20 dans les livres d'histoire,
35:22 notamment pour l'histoire
35:24 du XXe siècle.
35:26 Qu'est-ce que ça vous inspire ?
35:28 - Oui, alors, ce que je voudrais dire,
35:30 c'est aussi que cet exercice des chroniques,
35:32 qui conduisent à présenter
35:34 en 3 minutes 30,
35:36 3 300 signes, à peu près,
35:38 des questions historiques sur lesquelles
35:40 moi, je n'ai pas toujours travaillé personnellement.
35:42 Je vais donc être tributaire des chercheurs,
35:44 des chercheuses qui ont travaillé sur ces sujets-là.
35:46 C'est un exercice difficile,
35:48 surtout quand on veut le tirer
35:50 sous un angle qui va faire le lien
35:52 entre les choses.
35:54 Pour cette chronique,
35:56 par rapport à la guerre
35:58 que la Russie a déclarée
36:00 à l'Ukraine,
36:02 j'ai pris l'exemple de la Crimée
36:04 en me disant quel rapport ça peut avoir
36:06 avec la France. Eh bien oui, il y a eu la guerre de Crimée
36:08 en 1856, dans laquelle Napoléon III
36:10 a été impliqué.
36:12 Et les traces, c'est ça que j'aime beaucoup,
36:14 on a Boulevard de Sébastopol,
36:16 par exemple, Pont de l'Alma.
36:18 Ce sont des batailles remportées
36:20 par les Alliés, les Anglais et les Français,
36:22 en 1856, et qui ont
36:24 donc humilié aussi la Russie.
36:26 Et il restait comme ça, dans l'inconscient
36:28 ou même dans la mémoire collective russe,
36:30 puisqu'on sait que Poutine mobilise beaucoup
36:32 l'histoire, lui aussi, pour justifier
36:34 ses entreprises. Eh bien, il y avait
36:36 cette défaite de 1856
36:38 qui n'avait pas
36:40 contraint complètement
36:42 les Russes à abandonner
36:44 la Crimée, mais qui avait limité
36:46 leurs ambitions. Parce que,
36:48 la Crimée, disons, ça date du XVIIIe siècle.
36:50 Catherine de Russie
36:52 qui a réprimé,
36:54 notamment les Tartars dans cette région-là,
36:56 qui a russifié, etc. Et ça reste
36:58 donc un contention ancien
37:00 qui a ressurgi, et qui ressurgit
37:02 aujourd'hui dans notre actualité.
37:04 - Justement, lorsque vous voyez
37:06 ces résurgences, plus généralement
37:08 aussi la manière
37:10 dont on peut voir à la fois
37:12 l'histoire en train de se faire au quotidien,
37:14 puisque suivre la guerre en Ukraine, c'est
37:16 là aussi un peu Gérard Noiriel,
37:18 se rappeler que les hommes ne savent pas
37:20 forcément l'histoire qu'ils font.
37:22 Et je ne sais pas faire un rapprochement
37:24 par exemple avec la guerre
37:26 de 14-18. L'un de vos confrères,
37:28 Christopher Clarke, a écrit
37:30 un livre intitulé "Les somnambules"
37:32 pour expliquer à quel point les hommes
37:34 sont allés vers la guerre sans véritablement
37:36 savoir qu'ils y allaient.
37:38 Alors, la Russie savait bien sûr
37:40 qu'elle allait vers la guerre en Ukraine,
37:42 mais le contexte international,
37:44 y a-t-il des rapprochements à faire ?
37:46 - Disons que, du côté russe,
37:48 oui, on le sait. C'est-à-dire
37:50 les gens qui sont envoyés en l'histoire
37:52 des prisons, enfin, il y a une logique
37:54 qui n'est pas un sentiment patriotique
37:56 de défendre une patrie,
37:58 alors que ça existe du côté ukrainien
38:00 beaucoup plus fortement.
38:02 Donc à partir de ce moment-là, effectivement,
38:04 il y a, en 14 en tout cas,
38:06 c'était clair, l'idée
38:08 que la guerre, en trois mois, ce serait
38:10 réglé, etc. Donc ça met en cause
38:12 toute la propagande qui avait été initiée
38:14 avant, des deux côtés,
38:16 enfin aussi en Allemagne, etc.
38:18 Et donc qui faisait la fleur au fusil,
38:20 enfin c'est cette formule-là qui s'était imposée.
38:22 Là, je crois pas
38:24 qu'on puisse quand même faire un parallèle
38:26 tout à fait évident entre les deux.
38:28 Je crois qu'il y a vraiment une forte...
38:30 Enfin, moi, ce que je peux voir,
38:32 je suis pas un spécialiste de l'Ukraine,
38:34 mais de volonté de défendre
38:36 un pays qui a été,
38:38 voilà, agressé, envahi.
38:40 Et du côté russe,
38:42 eh bien là, il y a une logique qui rappelle
38:44 presque l'Ancien Régime, par le fait.
38:46 Vous voyez, on force des gens, on les contraint
38:48 à aller à la guerre en leur promettant
38:50 qu'ils seront,
38:52 voilà, libérés de leur peine, etc.
38:54 Et qu'ils se font massacrer
38:56 sur le champ de bataille. Bon, voilà. Là, il y a une forme
38:58 d'ignorance, je crois, aussi, dans tous ces
39:00 soldats russes qui vont au front,
39:02 de ce qui les attend, même si on a vu récemment
39:04 des reportages montrant qu'il y a une prise
39:06 de conscience qui vont à la boucherie,
39:08 par le fait. - Il y a peut-être
39:10 aussi la question des empires, c'est-à-dire
39:12 la question à la fois de la désagrégation
39:14 de l'Empire soviétique,
39:16 de sa réformation,
39:18 une tentative, en tout cas, de réformation,
39:20 de la part de Vladimir Poutine. - Oui, c'est ça.
39:22 C'est frappant. Dans la
39:24 justification que Poutine avait donnée, justement,
39:26 de l'annexion, il y avait l'idée que, finalement,
39:28 l'Ukraine, c'était le berceau
39:30 de la Russie, et donc il y a une logique
39:32 impériale visant à justifier
39:34 cette annexion au nom de...
39:36 Alors, il ne dira pas l'Empire russe,
39:38 mais d'une notion de la Grande Russie,
39:40 comme on disait, avec Kiev
39:42 comme symbole, comme centre.
39:44 - Et oui, avec, là aussi,
39:46 alors, Éric Zemmour,
39:48 vous l'évoquiez il y a quelques instants, dans son
39:50 utilisation de l'histoire, il y a, chez Vladimir
39:52 Poutine, dans un autre registre,
39:54 une utilisation de l'histoire.
39:56 - Oui, c'est pour ça que Marc Bloch
39:58 était lucide là-dessus, c'est-à-dire que le
40:00 combat autour de la connaissance et de la
40:02 vérité historique, c'est aussi un combat politique,
40:04 indirectement. Mieux vivre grâce à l'histoire,
40:06 c'était de dire, se battre pour
40:08 la vérité historique, c'est aussi contre
40:10 tous ceux qui la manipulent.
40:12 Marc Bloch
40:14 citait les
40:16 historiens de l'époque,
40:18 les Gaxot, autres,
40:20 Maurras, etc. - Donc, Gaxot,
40:22 un historien
40:24 d'extrême droite, Bainville a
40:26 beaucoup été cité. - Voilà, Bainville
40:28 était une cible explicite de Marc Bloch,
40:30 en disant, voilà, parce que ces gens qui
40:32 utilisent l'histoire, voilà, l'utilisent
40:34 à des fins de violence
40:36 par le fait politique.
40:38 - Et justement, lorsque
40:40 vous écrivez ces chroniques, est-ce que
40:42 vous pensez que
40:44 l'utilisation de l'histoire
40:46 oblige les universitaires
40:48 à descendre dans l'arène et
40:50 donc à essayer d'apporter
40:52 eux aussi leur vision des phénomènes
40:54 historiques ? - Disons
40:56 que moi, c'est aussi lié à ma trajectoire
40:58 sociale, etc. Mais c'est vrai que j'ai
41:00 toujours eu le souci, depuis le début de ma carrière,
41:02 de trouver des moyens de diffuser
41:04 les connaissances que produisaient les
41:06 chercheurs au-delà du cercle
41:08 des spécialistes. Voilà, donc c'est
41:10 pour ça que je m'occupe aussi d'une association
41:12 d'éducation populaire, je fais ce
41:14 travail depuis longtemps, ce qui n'est pas facile
41:16 parce qu'en même temps,
41:18 il faut rester, voilà,
41:20 je dirais qu'on n'est pas là pour
41:22 commenter l'actualité, on est là pour l'éclairer.
41:24 Et parfois, ça impose de poser les
41:26 questions autrement qu'elles vont être posées
41:28 dans l'actualité. Et c'est ce qui fait l'une
41:30 des difficultés, ce que j'appelle les enjeux
41:32 de traduction, de façon
41:34 à ce que ça puisse aussi,
41:36 et moi, mon idéal, ma définition
41:38 de la laïcité, c'est l'émancipation
41:40 des personnes, c'est-à-dire apporter des
41:42 connaissances, je crois que c'est une valeur républicaine
41:44 qu'on a un peu oubliée, mais apporter des connaissances
41:46 aux gens pour qu'eux-mêmes fassent une démarche
41:48 par rapport à leur propre vie.
41:50 - Bon, alors vous allez rester là, Gérard Noiriel,
41:52 puisque à 9h55,
41:54 on entendra un
41:56 pourquoi du comment dans le
41:58 cours de l'histoire du camarade Xavier
42:00 Mauduit. On retrouve donc certaines de ses chroniques
42:02 dans le livre que vous venez de publier
42:04 aux éditions Michel Laffont,
42:06 France Culture,
42:08 le pourquoi du comment, mieux vivre grâce à l'histoire.
42:10 Merci de nous avoir rendu visite.
42:12 - Merci à vous.