Yves Thréard reçoit le romancier et Académicien franco-libanais Amin Maalouf.
Ses premières passions, ses premières lectures étaient liées à l'Afrique. Très jeune Amin Maalouf s'indigne de l'apartheid, choisit l'Afrique pour ses débuts en tant que journaliste et sera l'un des rares sur place lors de la chute Haïlé Sélassié le 12 septembre 1974 avant de devenir plus tard directeur de la rédaction de Jeune Afrique. Le romancier raconte au cours de cet entretien son faible pour l'histoire éthiopienne, sa fascination pour l'Afrique du Sud et l'extraordinaire générosité de Nelson Mandela ou encore sa rencontre avec l'homme politique Olivier Tambo. Interrogé sur l'immigration, il rappelle la tendance ancienne des libanais à émigrer et sait « qu'il y a des moments où il faut partir parce qu'on ne peut pas résoudre les problèmes de son pays ». Selon Amin Maalouf, les maux de l'immigration n'ont pas de solution, les gens n'arrêteront pas de chercher des endroits pour vivre mieux, et c'est une réalité avec laquelle nous devons accepter de vivre. Toujours en lien avec la déstabilisation du continent, l'Académicien n'accuse pas l'occident d'avoir renverser Mouammar Kadhafi mais d'être intervenu ponctuellement et de s'être aussitôt désintéressé de la situation. S'il dit contempler le monde arabe avec angoisse, Amin Maalouf assure aussi avoir le droit et même le devoir d'assumer toutes ses appartenances et d'être une passerelle entre elles.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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Ses premières passions, ses premières lectures étaient liées à l'Afrique. Très jeune Amin Maalouf s'indigne de l'apartheid, choisit l'Afrique pour ses débuts en tant que journaliste et sera l'un des rares sur place lors de la chute Haïlé Sélassié le 12 septembre 1974 avant de devenir plus tard directeur de la rédaction de Jeune Afrique. Le romancier raconte au cours de cet entretien son faible pour l'histoire éthiopienne, sa fascination pour l'Afrique du Sud et l'extraordinaire générosité de Nelson Mandela ou encore sa rencontre avec l'homme politique Olivier Tambo. Interrogé sur l'immigration, il rappelle la tendance ancienne des libanais à émigrer et sait « qu'il y a des moments où il faut partir parce qu'on ne peut pas résoudre les problèmes de son pays ». Selon Amin Maalouf, les maux de l'immigration n'ont pas de solution, les gens n'arrêteront pas de chercher des endroits pour vivre mieux, et c'est une réalité avec laquelle nous devons accepter de vivre. Toujours en lien avec la déstabilisation du continent, l'Académicien n'accuse pas l'occident d'avoir renverser Mouammar Kadhafi mais d'être intervenu ponctuellement et de s'être aussitôt désintéressé de la situation. S'il dit contempler le monde arabe avec angoisse, Amin Maalouf assure aussi avoir le droit et même le devoir d'assumer toutes ses appartenances et d'être une passerelle entre elles.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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NewsTranscription
00:00 "Uncatchable", Alexandr Zhelanov
00:02 ...
00:24 ...
00:26 -Amine Malouf, dans "Le naufrage des civilisations",
00:29 dans les derniers livres parus chez Grasset,
00:32 vous dites "contempler le monde arabe avec angoisse".
00:35 Est-ce que cette angoisse, c'est celle aussi
00:38 qui vous tient quand vous contemplez l'Afrique ?
00:40 -Dans l'ensemble, oui.
00:43 Je dirais qu'il y a des différences entre les pays.
00:46 Il y a des pays qui arrivent à inventer
00:49 une place dans le monde d'aujourd'hui.
00:51 Mais dans l'ensemble, c'est inquiétant,
00:53 pas seulement pour le monde arabe et pour l'Afrique,
00:56 mais pour le monde entier, globalement.
00:59 -Alors, "Le naufrage des civilisations",
01:01 est-ce qu'on peut considérer que l'Afrique, c'est une civilisation ?
01:05 Il y a plusieurs civilisations. -C'est difficile
01:08 de parler d'une civilisation. Est-ce qu'il y a
01:11 une civilisation occidentale ? Oui et non.
01:13 Il y a une civilisation occidentale,
01:15 et en même temps, il y a des nuances,
01:18 des différences d'un pays à l'autre,
01:20 d'un continent à l'autre.
01:22 Mais je pense que ces termes
01:24 aident à approcher un peu
01:27 de la réalité,
01:29 à essayer de décoder un peu la réalité.
01:33 L'Afrique est extrêmement, extrêmement diverse.
01:37 On a besoin, quand on regarde de l'extérieur,
01:40 de trouver des points communs, de généraliser un peu.
01:44 On ne peut pas regarder dans le détail
01:46 chaque élément culturel,
01:48 mais c'est vrai qu'on peut parler de la réalité africaine,
01:52 mais il faut savoir que c'est une approximation.
01:55 -Bien sûr. Alors, vous êtes né au Liban,
01:58 franco-libanais, mais vous avez passé
02:00 une grande partie de votre jeunesse aussi en Égypte.
02:03 Vous avez été directeur de la rédaction
02:06 de "Jeune Afrique",
02:07 le grand hebdomadaire panafricain francophone.
02:10 Et puis, vous êtes l'auteur d'un livre absolument admirable
02:14 qui s'appelle "Léon, l'Africain",
02:16 qui est la vie romancée d'un homme qui s'appelait
02:19 Hassan El-Wazan, qui est donc dit Léon, l'Africain.
02:22 Il a écrit "Description de l'Afrique",
02:24 qui est une description très minutieuse
02:27 de ce continent africain.
02:28 Et ce livre-là a inspiré énormément
02:31 tous les explorateurs du 19e et du 20e siècle.
02:34 Pourquoi l'Afrique, elle fascine et elle a fasciné autant ?
02:39 -Ce livre n'a pas uniquement fasciné
02:42 des gens comme vous et moi.
02:45 Il y a un personnage qui est...
02:48 On le sait pas beaucoup,
02:50 qui a été fasciné par la traduction anglaise de ce livre,
02:54 Shakespeare. -Ah.
02:55 -Il y a des spécialistes de Shakespeare
02:58 qui considèrent que le personnage d'Othello...
03:01 -Oui. -...lui a été inspiré
03:03 par le récit de "Léon, l'Africain",
03:07 qu'il avait lu dans une traduction
03:09 qui est sortie au début du 17e siècle,
03:13 vers l'an 1600,
03:14 et on sait qu'il l'avait lu et qu'il avait noté
03:18 qu'il y avait une forme de jalousie,
03:22 sur laquelle insiste beaucoup "Léon, l'Africain"
03:24 dans certains de ses récits, et il l'a attribué à Othello.
03:28 Donc il y a des influences remarquables
03:32 liées à ce livre. -Et Othello est noir.
03:35 Alors, votre parcours, c'est un parcours
03:38 de migration, de nomadisme.
03:40 L'Afrique, c'est le nomadisme, par définition, non ?
03:44 -Je me suis passionné très tôt pour l'Afrique.
03:47 Peut-être à l'origine
03:49 parce que ma petite enfance s'est passée en partie en Égypte,
03:54 qui était le pays de ma mère, de la famille de ma mère.
03:57 Mais c'est vrai que mes premières passions,
04:02 quand j'ai commencé à observer le monde,
04:06 étaient liées à l'Afrique.
04:08 Et mes premières lectures, aussi, étaient liées à l'Afrique.
04:11 Une de mes premières indignations,
04:14 quand j'ai eu, je sais pas, 17, 18 ans,
04:19 et que je voulais changer le monde,
04:21 était liée à l'apartheid.
04:23 J'étais tellement indigné
04:25 que l'on puisse parler de séparation des races.
04:29 C'était une chose qui me paraissait totalement insupportable.
04:33 -Révoltante. -Et je dirais
04:35 que c'était ma première révolte d'adolescent.
04:40 Dès que j'ai commencé à travailler comme journaliste,
04:44 j'ai voulu aller en Afrique.
04:45 -Vous avez d'abord travaillé pour des quotidiens libanais.
04:49 -J'ai commencé à travailler dans un quotidien libanais en 71
04:52 et un de mes premiers grands voyages,
04:55 et je dirais une de mes premières passions,
04:57 c'était l'Afrique orientale.
04:59 L'Ethiopie, notamment.
05:01 Et quand il y a eu le début de la révolution éthiopienne,
05:04 je me suis pris de passion pour ce pays
05:07 et je commençais à y aller.
05:09 -La femme alliée, c'est l'acier.
05:11 -Oui, j'étais probablement un des rares journalistes étrangers
05:15 à avoir assisté sur place
05:18 à la chute de l'acier. -Ah oui ?
05:20 -Le 12 septembre 74, j'étais là,
05:24 et je me souviens encore d'amis éthiopiens
05:27 qui m'ont emmené avec eux,
05:28 parce qu'ils manifestaient dans les rues,
05:31 et donc j'ai manifesté avec eux pour célébrer la fin de la monarchie.
05:35 Depuis, les choses se sont malheureusement mal passées,
05:38 en tout cas à la fin du régime monarchique.
05:41 -Il y a eu ce qu'on appelle un aiguusse rouge.
05:44 -Oui, il y a eu Mengistu, il y a eu des massacres...
05:47 -La guerre avec Maitrée.
05:49 -Mais c'était des événements fascinants.
05:52 -Oui. -Fascinant.
05:53 -Parce que l'Ethiopie est un pays de grandes cultures,
05:56 et de cultures chrétiennes, les gens ne le savent pas beaucoup.
06:00 -Je crois que tous ceux qui se passionnent pour l'Afrique
06:03 ont un faible pour l'Ethiopie,
06:07 parce que ça a été le pays
06:10 qui a gardé la dignité de l'Afrique
06:13 quand toute l'Afrique était occupée, colonisée.
06:16 -Oui.
06:17 -L'Ethiopie est restée indépendante
06:20 jusqu'au moment où elle a été attaquée par Mussolini,
06:23 mais elle s'est battue
06:25 et elle est restée comme un symbole.
06:28 Ce n'est pas par hasard
06:31 que Senghor parle des Éthiopiques,
06:34 ce n'est pas par hasard qu'il y a eu,
06:37 même dans les Antilles, les Rastafaris,
06:39 qui étaient inspirés par Rastafari,
06:43 qui était le négus.
06:45 -Les Jamaïcains sont fascinés.
06:47 -Oui, absolument. L'Ethiopie a toujours été
06:50 dans l'imaginaire de ceux qui aiment l'Afrique.
06:53 Elle avait toujours eu une place à part.
06:56 -Le reggae est très écouté.
06:58 Il y a un festival de reggae en Ethiopie tous les ans
07:01 qui a beaucoup de succès. Expliquez-nous, Amine Malouf,
07:04 pourquoi en Afrique de l'Ouest, par exemple,
07:06 il y a énormément de Libanais
07:08 qui tiennent une grande partie du commerce.
07:11 Quelle est l'explication ?
07:14 -Les Libanais ont émigré partout.
07:16 Je définis parfois le Liban
07:20 comme une montagne au bord de la mer.
07:23 La montagne préserve l'identité
07:26 et le bord de mer ouvre vers le reste du monde.
07:32 Les Libanais vivaient sur une terre aride,
07:35 souvent sous des régimes pas très accueillants,
07:41 pas très encourageants
07:44 pour l'épanouissement de la personne,
07:46 et ils ont toujours eu tendance à partir.
07:50 Avant même le Liban, la première grande migration
07:54 remonte à près de 3 000 ans,
07:56 quand Didon a quitté Tyre
07:59 avec beaucoup de ses proches
08:02 pour aller fonder Carthage.
08:04 C'est une grande migration de même type
08:06 parce que la vie devenait étroite
08:10 en quelque sorte dans son propre pays.
08:13 Tout au long de l'histoire,
08:15 les Libanais sont partis.
08:18 C'est vrai qu'ils sont partis en Afrique,
08:22 mais ils sont partis en Amérique latine,
08:24 en Amérique du Nord, en Australie, partout.
08:28 Ils se sont éparpillés dans le monde entier
08:30 ou alors en France, comme c'est mon cas aujourd'hui.
08:34 -Il y a de la famille Malouf de votre famille
08:37 en Afrique de l'Ouest, au Sénégal, en Côte d'Ivoire ?
08:40 -Non, j'ai rencontré des Maloufs
08:44 en Algérie, en Tunisie,
08:47 des gens de ma famille qui avaient émigré là.
08:50 C'est moins fréquent, mais il y a eu.
08:53 En revanche, il y a beaucoup de gens de ma famille
08:57 au Brésil et en Amérique du Nord.
09:01 Au Brésil, il y a des villages entiers.
09:03 -Il y a des Libanais en Afrique de l'Ouest.
09:06 En Afrique de l'Est, ce sont des Indiens
09:09 qui sont arrivés, notamment pour la construction
09:12 du chemin de fer ?
09:13 -Les Indiens sont arrivés
09:16 parce que c'était l'Empire britannique.
09:19 -Oui, bien sûr. -Beaucoup de gens circulaient
09:21 à l'intérieur de l'Empire britannique,
09:24 comme au sein de l'Empire français.
09:26 Les Libanais, qui étaient sous mandat français,
09:29 venaient dans d'autres territoires,
09:31 comme le Sénégal ou la Côte d'Ivoire.
09:33 Pour l'Angleterre, il y a eu une très grande présence
09:37 sur la côte qui fait face à l'Asie.
09:39 Beaucoup de personnages célèbres
09:41 sont nés dans cette région du monde
09:43 avant de venir en Angleterre.
09:45 Je citerai Rishi Sunak, par exemple,
09:47 dont la famille vient de là,
09:49 ou alors Freddie Mercury,
09:52 qui est né à Zanzibar
09:55 et dont la famille vient également de là.
09:58 -Et le chanteur de bruine. -Oui, c'est ça.
10:00 On peut aussi citer d'une certaine façon...
10:03 Il est Gandhi, qui est né en Afrique du Sud,
10:06 ce que les gens ne savent pas.
10:08 -Gandhi a fait une partie de sa carrière en Afrique du Sud
10:11 en se battant contre l'Apartheid.
10:13 C'était son premier combat.
10:15 Avant même son combat
10:17 contre la colonisation britannique en Inde,
10:20 il s'est battu contre l'Apartheid.
10:22 -Alors, aujourd'hui, un des grands...
10:25 Un des grands fléaux du 21e siècle,
10:28 c'est celui de l'immigration, contrainte,
10:30 souvent obligée par la misère,
10:32 par le réchauffement climatique,
10:35 par les guerres, et beaucoup d'Africains
10:37 qui migrent vers ce qu'ils pensent être l'Eldorado.
10:41 C'est une tragédie, ça, du continent africain,
10:44 cette obligation de quitter leur continent.
10:46 -Vous savez, nous sommes dans un monde
10:49 où il n'y a plus de frontières aux images.
10:52 Chacun sait
10:55 comment les choses se passent ailleurs,
10:57 et les gens ont envie
11:00 d'aller là où ils peuvent vivre mieux.
11:04 Et je dirais qu'il y a un paradoxe,
11:08 à notre époque, c'est qu'il est beaucoup plus difficile
11:12 de voyager et d'émigrer.
11:14 Du temps de mes grands-parents,
11:16 on descendait, on prenait le bateau,
11:18 et on n'avait pas besoin de passeport,
11:20 on n'avait pas besoin de visa, on allait là où on voulait.
11:23 Là où ils se retrouvaient, à Buenos Aires ou à New York.
11:27 Aujourd'hui, nous sommes dans un monde
11:32 qui est prétendument ouvert,
11:34 mais qui est extrêmement réglementé,
11:36 extrêmement fermé,
11:38 et je comprends les gens
11:42 qui ont envie d'aller ailleurs.
11:45 Rien n'oblige quelqu'un à rester
11:49 à l'endroit où il est né et à vivre une vie misérable,
11:52 et en même temps, on ne peut pas ne pas comprendre
11:55 ceux qui vivent dans un pays
11:57 qui voient arriver des gens de l'extérieur
12:01 et qui ont envie de préserver leur mode de vie.
12:05 Malheureusement, il n'y a pas de solution.
12:08 Malheureusement, nous sommes dans un monde...
12:11 -Vous êtes pessimiste ?
12:12 -Il n'y a pas de solution,
12:14 parce qu'on ne va pas
12:16 développer le monde entier au même niveau.
12:19 Il y aura toujours des différences de développement
12:22 d'une région à l'autre, et à moins de fermer toutes les portes,
12:26 les gens vont essayer d'aller là où ils pourraient vivre mieux.
12:30 Mais je pense que dans le monde entier,
12:32 il y a une montée des mouvements identitaires,
12:37 des mouvements parfois xénophobes,
12:39 qui ne veulent pas voir arriver les autres.
12:43 -Oui.
12:44 -Je m'en lamente, vous vous en lamentez peut-être,
12:47 mais je ne pense pas qu'il y ait de solution.
12:50 C'est une réalité avec laquelle nous vivons,
12:53 nos enfants et nos petits-enfants vivront
12:56 avec cette réalité aussi d'un monde
12:58 qui est difficile à gérer.
13:00 -L'assimilation, l'intégration,
13:02 ce sont des notions qui sont impossibles à être concrétisées ?
13:06 -Ce sont des notions qui fonctionnent
13:09 avec le petit nombre,
13:11 qui fonctionnent beaucoup moins avec la multitude.
13:15 Vous pouvez assimiler des gens qui arrivent par petites doses,
13:19 surtout si vous partagez un certain nombre
13:23 d'appartenances communes.
13:26 Quand on dépasse un certain seuil,
13:30 ça devient beaucoup plus difficile.
13:33 -Le départ de beaucoup d'Africains vers l'Europe,
13:36 c'est souvent le départ de gens qui appartiennent
13:38 pas aux classes les plus pauvres ou plus modestes.
13:42 C'est une des tragédies de l'Afrique,
13:45 de voir ces élites, celles qui ont les moyens de partir,
13:48 et c'est ça qui est terrible aussi pour l'Afrique.
13:51 Elle se vide de ses cadres, en fait.
13:53 -Vous avez entièrement raison,
13:55 c'est vrai partout dans le monde.
13:57 Quand on voit arriver des gens en haïon,
14:00 on a l'impression... -C'est la misère du monde.
14:03 -C'est la misère du monde, mais ce n'est pas la misère du monde.
14:07 Ceux qui partent sont ceux qui ont encore la capacité de partir,
14:10 qui ont un esprit d'initiative,
14:12 qui ont la volonté de chercher une vie meilleure.
14:15 Vous avez raison de le dire,
14:18 ceux qui partent sont ceux qui, théoriquement,
14:21 pourraient développer leur pays,
14:24 mais on ne peut pas leur imposer de développer leur pays.
14:27 Malheureusement, j'en sais quelque chose,
14:30 il y a des moments où on est obligé de partir
14:33 car on ne peut pas résoudre les problèmes de son pays,
14:36 on ne peut pas arrêter une guerre, une guerre civile,
14:39 on ne peut pas développer un pays en une génération,
14:42 et donc, on est obligé de faire un choix
14:46 pour soi-même, pour sa famille,
14:48 et ce choix est souvent celui de partir.
14:51 -Aujourd'hui, l'Afrique compte 1,3 milliard d'individus.
14:55 En 2050, c'est-à-dire dans un peu plus de 25 ans seulement,
14:59 elle en comptera le double.
15:01 Comment on fait ?
15:02 Certes, le territoire africain,
15:04 il y a beaucoup de zones qui sont sous-peuplées,
15:07 mais le problème, c'est la concentration dans les villes,
15:10 c'est l'exode rural,
15:12 et qui fait qu'on a la création de métropoles
15:14 qui sont, j'ai envie de dire, des nids à misère, souvent.
15:18 Je vais vous décevoir, mais je ne veux pas vous mentir,
15:21 je ne pense pas qu'il y ait de solution.
15:23 Ni dans le cadre africain, ni ailleurs.
15:26 Je pense que ce sont des réalités
15:29 avec lesquelles le monde...
15:31 devra se débrouiller, mais il n'y a pas de solution simple.
15:37 Je ne vois pas de solution, en tout cas, pour moi.
15:40 -La chute de Kadhafi a déstabilisé toute l'Afrique de l'Ouest.
15:44 Vous êtes d'accord pour dire ça ?
15:46 La déstabilisation, aujourd'hui, a des conséquences importantes.
15:50 -Souvent, aujourd'hui, en Occident,
15:52 on a l'impression qu'on a fait une erreur
15:55 en renversant Kadhafi. Je ne le pense pas.
15:57 -Vous ne le pensez pas ? -Pour moi, la faute
16:00 n'est pas de l'avoir renversée,
16:03 la faute, c'est d'avoir...
16:06 d'être intervenu ponctuellement
16:08 et d'être aussitôt...
16:10 de s'être aussitôt désintéressé de la situation.
16:13 Je dirais que c'est vrai partout.
16:15 C'est vrai en Irak, c'est vrai en Afghanistan,
16:18 c'est partout le cas.
16:19 Quand on s'engage quelque part,
16:22 il faut suivre l'engagement,
16:26 il faut continuer,
16:27 il faut rebâtir quelque chose à la place.
16:30 Si on intervient ponctuellement,
16:33 qu'on perturbe une situation,
16:35 puis qu'on se retire en disant "ça y est, le travail est fait",
16:38 c'est très grave. -Il faut tenir la promesse
16:41 d'un monde meilleur. -On aurait dû
16:43 et on aurait pu, à mon avis,
16:45 en Libye,
16:46 avoir une autre attitude.
16:49 Le pays n'était pas encore aussi anarchique qu'il est aujourd'hui.
16:52 On aurait pu intervenir,
16:54 utiliser l'argent que ce pays avait
16:58 pour le développer.
17:00 Malheureusement, la communauté internationale
17:04 est incapable de gérer des situations pareilles.
17:06 Il n'y a pas un pays qui soit capable de gérer.
17:09 On a vu les échecs des Etats-Unis
17:13 et de l'Europe et de tout le monde.
17:16 Et on se retrouve dans des situations
17:19 comme celles de la Libye actuelle.
17:21 Mais est-ce qu'il fallait, à un moment donné,
17:25 euh...
17:27 intervenir et éviter un massacre ?
17:30 Je pense que,
17:31 en me remettant dans l'état d'esprit
17:33 qu'il y avait à l'époque,
17:35 oui, il fallait intervenir.
17:37 Mais il fallait intervenir
17:40 en engageant tous les pays,
17:42 en ayant une politique sur le long terme
17:46 et pas de manière ponctuelle.
17:48 -Vous avez parlé de l'Afrique du Sud.
17:50 C'est assez intéressant,
17:52 parce que nous autres francophones,
17:55 on parle moins de l'Afrique du Sud que les anglophones.
17:58 L'Afrique du Sud vous fascine.
18:00 Vous avez une grande admiration pour Nelson Mandela.
18:03 -Je considère qu'il est un modèle.
18:06 Malheureusement, ce modèle n'a pas été suivi
18:09 dans beaucoup d'autres pays.
18:11 Une des choses qui me fascinent,
18:13 c'est qu'il s'est battu avec beaucoup de courage,
18:16 beaucoup d'abnégation, beaucoup de souffrance,
18:19 et le jour où il a gagné,
18:21 il a dit "maintenant, on passe à autre chose.
18:25 "La bataille est finie, on va construire,
18:29 "et on va construire même avec ceux qu'on vient de combattre."
18:33 Il est allé prendre le thé
18:36 chez la veuve de l'homme qu'il avait jeté en prison
18:40 en lui disant "ne partez pas, ce pays est à nous tous,
18:43 "nous devons le construire."
18:45 Cet exemple de générosité me paraît extraordinaire,
18:50 et ce n'est pas simplement la générosité,
18:52 c'est une générosité intelligente,
18:55 parce que c'est comme cela qu'on préserve l'avenir,
18:58 non pas en chassant ceux qu'on vient de combattre
19:01 et après en souffrant pendant des générations
19:04 parce qu'ils sont partis.
19:06 Il faut essayer d'utiliser toutes les compétences,
19:09 même celles des gens qu'on vient de combattre.
19:11 -Vous, vous avez, avant même la fin de l'apartheid,
19:14 vous avez reçu Oliver Tambo,
19:16 alors que vous étiez au Liban.
19:19 -Comme je vous l'ai dit... -Un des fondateurs de l'ANC.
19:22 -J'étais passionné par ce combat,
19:25 et c'était mon premier enthousiasme,
19:28 ma première indignation,
19:30 et il se fait qu'Oliver Tambo,
19:33 qui était le président de l'ANC,
19:37 parce que Mandela était en prison,
19:39 donc c'est lui qui le remplaçait en quelque sorte à l'extérieur,
19:43 et c'est lui qui voyageait à travers le monde
19:45 pour parler de leur combat.
19:48 Il est passé par Beyrouth, et effectivement,
19:50 j'ai été très heureux de l'inviter
19:54 et de parler avec lui, enfin de l'écouter, surtout,
19:57 parce que c'était une figure merveilleuse,
20:02 un homme lui aussi moins connu que Mandela,
20:05 mais un homme qui a passé sa vie à se battre pour la même cause.
20:09 -Alors, Amine Malouf, vous me faites penser
20:11 à une autre figure très importante de l'Afrique,
20:14 qui s'appelle Léopold Cédar-Sangor.
20:16 Il y a beaucoup de similitudes entre vous deux,
20:19 d'abord parce que vous êtes académicien,
20:22 vous êtes romancier tous les deux, lui était poète,
20:25 vous avez dû écrire des poèmes, d'ailleurs,
20:27 mais vous êtes surtout connus pour vos romans et vos essais.
20:31 Vous êtes francophone,
20:33 vous êtes des ardents défenseurs de la francophonie,
20:36 et puis vous êtes des passeurs, je dirais,
20:39 entre les continents, entre les civilisations,
20:41 entre les cultures, des passeurs de culture, en fait.
20:44 Vous acceptez que je dise ça de vous ?
20:47 -C'est tout à fait vrai. J'aimais beaucoup...
20:50 -Travaillez à ça. -J'aimais beaucoup Sangor.
20:52 Je l'ai un peu connu. -Il est mort en 2001.
20:55 -Je l'ai un peu connu.
20:57 -Vous êtes connus de là. -Je suis même allé le rencontrer
21:00 quand il était encore président.
21:03 -A Dakar. -A Dakar.
21:05 -En 1981. -Un homme merveilleux.
21:08 Et c'était un homme d'ouverture.
21:12 C'était, ce que je ne suis pas, un homme politique très habile.
21:17 -Oui. -Et donc, c'était à la fois
21:20 un homme de culture et un des pères de l'Afrique moderne.
21:26 Il avait une phrase que j'aimais beaucoup, qu'il répétait,
21:29 il disait "Je suis un homme honnête,
21:32 "ce qui n'exclut pas l'habileté."
21:34 Je trouve ça remarquable, parce qu'on attend des gens honnêtes,
21:38 qu'ils soient naïfs.
21:39 Lui n'était pas naïf, il était habile,
21:41 et c'est ça qui lui a permis de faire avancer son pays.
21:45 D'ailleurs, jusqu'à aujourd'hui,
21:47 je ne lui attribue pas tout le...
21:50 Tout le...
21:51 Euh...
21:52 Les bienfaits
21:55 de ce qui s'est passé au Sénégal.
21:59 Mais c'est vrai que le Sénégal a connu
22:02 une voie un peu différente des autres.
22:05 -Plus stable. -Une qualité de démocratie
22:08 un peu meilleure que d'autres, une dimension culturelle...
22:12 beaucoup mieux que d'autres pays d'Afrique.
22:16 Et donc, je trouve que son influence a été bénéfique, certainement.
22:21 -Alors, il a cette autre phrase, et quand vous écoutez
22:24 et quand vous parlez de votre passion pour l'Afrique,
22:28 il a cette phrase aussi, "la fierté d'être différent
22:31 "n'empêche pas le bonheur d'être ensemble".
22:33 Vous partagez cette phrase ? -Oui, et je pense que sa vision
22:38 de l'appartenance, l'idée de dire "je suis africain
22:42 "et en même temps, je suis français,
22:45 "je me sens extrêmement proche de la France,
22:49 "je n'ai pas besoin de choisir entre le Sénégal et la France",
22:54 c'est une vision que, pour ma part, je partage entièrement.
22:58 -Au naufrage des civilisations, vous dites "je suis libanais
23:01 "et français". -Je pense qu'on a le droit
23:05 et même le devoir d'assumer toutes ces appartenances
23:09 et de réunir ces appartenances, d'être une passerelle
23:14 entre les différentes appartenances
23:18 dont on a hérité.
23:20 -Je voudrais vous faire écouter quelque chose, maintenant,
23:23 qui va évidemment éveiller votre oui
23:27 et que vous connaissez nécessairement.
23:29 Musique sombre
23:32 ...
23:38 Sonate pour violon
23:41 ...
23:48 Ca vous dit quelque chose ?
23:50 ...
23:52 -C'est des sonorités d'Ibrahim. -Ibrahim Malouf.
23:55 -Mon neveu. -Votre neveu.
23:57 ...
23:58 C'est un grand jazzman.
24:00 ...
24:03 Pendant qu'on écoute Ibrahim Malouf, votre neveu,
24:07 dites-moi, quel est votre auteur de littérature africaine préféré ?
24:12 -J'ai envie de vous parler d'un homme qui est peu connu,
24:17 mais qui a joué un rôle important dans ma vie.
24:19 -Oui.
24:20 -C'était en 1974.
24:24 -Oui.
24:25 -Je me trouvais en Nairobi. -Oui.
24:28 -Capital du Kenya.
24:30 -Capital du Kenya.
24:32 A l'époque, on n'avait pas les moyens d'information
24:35 que l'on a aujourd'hui.
24:36 C'était presque il y a 50 ans, quasiment.
24:38 Et je voulais consulter la presse.
24:42 J'étais allé au British Council,
24:44 où il y avait toute la presse internationale
24:47 pour voir ce qui se passait dans le monde.
24:51 Et je rencontre quelqu'un qui travaille là.
24:56 Et je parle avec lui.
25:00 Il avait à peu près mon âge. On sympathise beaucoup.
25:04 Et on va prendre une bière.
25:08 -On boit beaucoup de bière, au Kenya.
25:11 -Voilà. Dans un endroit qui s'appelait "The Fruit of the Loom".
25:14 Je me souviens encore de l'endroit.
25:17 Et je lui dis... "Qu'est-ce que tu as fait,
25:21 "conformation, etc. ?"
25:23 Il me dit "Je travaille là, c'est un peu alimentaire,
25:26 "mais moi, je suis romancier."
25:27 -Ah oui ? -Oui.
25:29 Et il m'a montré un livre qui venait de recevoir
25:32 le principal prix littéraire du pays,
25:34 qui était le prix Kanyata.
25:36 C'est la première personne que j'ai rencontrée
25:39 qui m'a dit "Je suis romancier".
25:41 Et je me suis dit "Tiens, on peut avoir comme métier."
25:46 -D'être romancier. -D'être romancier.
25:48 Et il s'appelait en réalité David Mwangi,
25:52 et il signait Meja Mwangi.
25:54 Il a fait une longue carrière...
25:57 -Littéraire. -Littéraire.
26:00 Il a été traduit dans beaucoup de langues.
26:02 On s'est envoyé quelques messages depuis,
26:05 on ne s'est jamais rencontrés,
26:07 mais si, par hasard, il regardait cette émission,
26:11 je le salue très chaleureusement et amicalement.
26:14 -Merci, Amine Malouf.
26:17 ...