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Mazarine Pingeot reçoit Olivier Rey, mathématicien et philosophe, membre de l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST-CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Critique de la modernité, des dévoiements de la rationalité et de l'abstraction, Olivier Rey revient sur l'importance de la question de la taille dans tous les domaines. Il s'inquiète de notre cécité face aux enjeux essentiels se jouant sur le plan quantitatif dans la crise climatique, puisque passés certains seuils le quantitatif devient qualitatif. Il regrette ainsi la grande séparation opérée dans l'université moderne entre la philosophie versée du côté des lettres et les mathématiques versées du côté des sciences. Le philosophe et mathématicien présente également dans cet entretien le basculement entre une sagesse ancienne qui prônait les limites et un mouvement moderne qui milite pour leur dépassement. Il en appelle désormais à redonner un sens positif à la limite, comme ce qui permet d'échapper à l'informe. Regrettant la perte d'un certain rapport direct aux éléments qui appauvrit grandement notre humanité, il nous faut aujourd'hui, selon Olivier Rey, inventer de nouvelles possibilités de vie.

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcription
00:00 (Générique)
00:21 -Olivier Rey, vous êtes philosophe et mathématicien
00:24 et vous interrogez inlassablement les travers de la modernité,
00:28 les dévoiements de la rationalité,
00:30 ce qui, de la part d'un scientifique, est particulièrement éclairant.
00:34 Or, votre critique de l'abstraction, pour le dire vite,
00:37 qu'on retrouve dans la statistique, dans les formules chimiques,
00:40 dans un langage d'experts et, plus globalement,
00:42 dans la rationalisation de la société,
00:44 permet d'apporter un premier diagnostic de la crise,
00:48 à la fois climatique et civilisationnelle, que nous traversons.
00:52 Au fond, et pour reprendre votre expression,
00:55 la crise ne relève-t-elle pas d'une question de taille ?
00:59 -Elle relève de beaucoup de choses,
01:02 entre autres d'une question de taille.
01:06 Je voudrais dire que, si je suis un critique de la modernité,
01:11 ce n'est pas en tant que la modernité serait une époque
01:15 forcément pire que les autres, c'est simplement que c'est la mienne.
01:19 La modernité, en tant que telle, a sa légitimité et ses qualités,
01:24 mais elle a aussi ses défauts,
01:26 et ces défauts auxquels il ne faut pas être aveugle
01:29 pour éviter qu'ils ne nous conduisent à la catastrophe.
01:32 Mais depuis l'origine, l'humanité est guettée par la catastrophe,
01:36 et elle y échappe précisément parce que les hommes,
01:40 depuis qu'il y a des hommes sur la Terre,
01:42 n'ont cessé de s'avertir des dangers qui le couraient.
01:45 -Donc la critique de la modernité est impréalable à la catastrophe.
01:49 Que charrierait également la modernité ?
01:52 Parce que vous dites, je critique la modernité parce que j'en fais partie,
01:56 mais néanmoins, elle a quand même des défauts
01:58 qui lui sont consubstantiels.
02:00 -Elle a des défauts, mais comme toutes les époques ont eu des défauts.
02:04 La particularité de notre époque, c'est qu'avec, d'une part,
02:09 la multiplication des hommes sur la Terre
02:12 et l'explosion des moyens technologiques,
02:15 et ce qu'on appelle la mondialisation ou la globalisation,
02:19 les catastrophes qui, auparavant, étaient limitées,
02:23 risquent elles-mêmes, aujourd'hui, de devenir globales.
02:26 Une des choses qui nous menacent particulièrement aujourd'hui,
02:30 c'est une certaine forme de cécité aux enjeux essentiels
02:35 qui se jouent sur le plan quantitatif.
02:38 Parce qu'en fait, le quantitatif, lorsqu'on passe certains seuils,
02:42 ça devient du qualitatif.
02:44 J'ai été particulièrement rendu attentif à ces questions-là
02:48 dans mon passé de mathématicien,
02:50 car en mathématiques, je m'occupais d'équations non linéaires.
02:54 Qu'est-ce que ça veut dire, "non linéaire" ?
02:57 Quand les variables varient proportionnellement les unes par rapport aux autres,
03:01 la seule différence entre le petit et le grand,
03:04 c'est précisément juste la taille.
03:06 En revanche, quand on a des liens non linéaires,
03:09 ce qu'il se passe, c'est qu'à certains moments,
03:12 on a des effets de seuil qui peuvent nous faire basculer
03:16 dans un certain régime, dans un autre régime complètement différent.
03:20 Dans les sciences physiques, on connaît très bien ça.
03:23 Un des exemples emblématiques de ça, ce sont les transitions de phase.
03:26 Si on prend de l'eau et qu'on la chauffe,
03:28 lorsque sous une pression atmosphérique normale, on arrive à 100°,
03:31 tout d'un coup, l'eau se transforme en vapeur.
03:34 Là, on a un très bel exemple, si vous voulez,
03:36 où on a une transformation quantitative,
03:38 augmentation de la température,
03:40 qui tout d'un coup produit un effet qualitatif dramatique,
03:44 puisque entre l'eau liquide et la vapeur,
03:47 le moins qu'on puisse dire, c'est que la différence est énorme.
03:51 Ça, ça se rencontre partout, en sciences physiques,
03:54 ça se retrouve aussi en biologie,
03:56 et évidemment, ça se retrouve également à l'intérieur des sociétés humaines.
03:59 Alors, il faut faire attention à ne pas forcer les analogies
04:02 entre ce qui se passe en physique, en biologie et dans le monde humain.
04:06 Il y a une phrase de Georges Canguilhem, que j'ai toujours en tête,
04:09 qui dit "Pour un organisme, l'organisation, c'est son fait.
04:13 Pour les sociétés humaines, c'est leur affaire."
04:16 Mais cela n'empêche pas que dans tous les domaines,
04:20 les questions de taille sont absolument essentielles,
04:24 et que si on n'y est pas attentif,
04:27 on va au-devant de surprises qui peuvent être catastrophiques.
04:32 - Et précisément, on n'y est pas attentif,
04:34 et on n'y est pas attentif parce que ça fait partie justement
04:37 du rêve moderne de ne pas avoir de limite.
04:40 Alors, comment faire pour revenir à la limite ?
04:42 - C'est une question incerte, mais il y a deux choses.
04:44 Il y a effectivement un mouvement moderne qui considère la limite
04:48 non pas comme quelque chose à respecter,
04:50 mais a priori comme quelque chose à transgresser.
04:54 Moi, je fais partie d'un organisme, le CNRS,
04:56 qui a pour son logo inscrit "Dépasser les frontières".
05:00 Donc, on voit bien l'ambition moderne.
05:03 On attribue à Hercule, en Antiquité, le fait d'avoir écrit
05:07 sur les colonnes qui portent son nom, les colonnes d'Hercule,
05:10 "nec plus ultra", pas plus loin.
05:13 Et Charles Quint avait pris comme devise de son empire
05:17 "plus ultra", plus loin.
05:19 Et là, on voit le basculement qu'il y a entre, on pourrait dire,
05:22 une sagesse ancienne qui prônait les limites
05:24 et un mouvement moderne qui va vers leur déplacement.
05:27 Alors là aussi, il faut faire attention de ne pas idéaliser les anciens,
05:30 parce que si les anciens s'avertissaient des dangers
05:33 qu'il y avait à transgresser certaines limites,
05:35 c'est qu'ils avaient une tendance très forte à les franchir.
05:39 Mais au moins, s'avertissaient-ils des dangers ?
05:43 C'est vrai qu'avec la modernité, on a l'idée que toute limite
05:47 est promise à être dépassée.
05:50 Mais d'autre part, l'inconscience qu'il y a autour du fait
05:55 qu'il y a des effets de seuil, ce qui fait que ce qu'on imaginait
06:01 obtenir en franchissant certaines limites ne correspond pas du tout,
06:04 parce que précisément, des bouleversements qualitatifs apparaissent.
06:08 Il y a vraiment une cécité là très particulière de la modernité
06:12 à ces questions de taille.
06:14 Alors, une des raisons que je pourrais voir à ce fait,
06:19 c'est la grande séparation qui s'est opérée dans l'université moderne, disons,
06:27 avec la philosophie qui a été versée du côté des lettres
06:31 et les mathématiques qui ont été versées du côté des sciences,
06:35 ce qui fait que la philosophie a abandonné, je dirais,
06:41 le domaine du quantitatif aux sciences et aux mathématiques,
06:45 et le philosophe a eu tendance à se cantonner à un domaine conceptuel
06:49 où il ignore tout du quantitatif, ce qui est très problématique
06:53 parce que les concepts eux-mêmes ont un domaine de validité
06:58 qui doit prendre en compte un certain horizon quantitatif.
07:03 Si on prend la démocratie, aujourd'hui classiquement à des élèves,
07:08 on va apprendre que la démocratie ça naît à Athènes au 5e siècle avant Jésus-Christ,
07:12 certes avec beaucoup d'imperfections, mais quand même.
07:15 Mais on fait comme s'il y avait une essence de la démocratie
07:18 qui pouvait se conserver inchangée entre une cité
07:22 où il y avait quelques dizaines de milliers de citoyens,
07:26 et puis je ne sais pas, moi, l'Inde moderne,
07:29 où il va y avoir bientôt un milliard et demi d'habitants,
07:33 pratiquement un milliard de gens inscrits sur les listes électorales,
07:37 et pour moi c'est un peu ranger aussi bien l'Athènes du 5e siècle avant Jésus-Christ
07:43 que les États-Unis ou que l'Inde moderne sous la même rubrique de démocratie,
07:47 c'est un peu comme si on rangait dans la même catégorie les vaches et les tables
07:52 au prétexte que les deux ont quatre pieds.
07:56 Bon, c'est sûr que dans les deux cas il y a des procédures de vote,
08:00 mais le fonctionnement général n'a absolument rien à voir.
08:05 Et donc dans les deux cas, parler de démocratie, employer le même mot,
08:09 c'est se condamner à un aveuglement total, aux effets de seuil qui interviennent
08:15 lorsqu'une population dépasse certains seuils.
08:18 - Entre les deux, il y a quand même eu quelques révolutions épistémologiques
08:22 et notamment la transformation du cosmos en univers,
08:26 pour reprendre le titre d'Alexandre Cohéré.
08:29 Alors justement aujourd'hui, j'ai l'impression qu'on prône un retour au cosmos,
08:33 alors peut-être juste en mots de vocabulaire,
08:35 pourquoi la terminologie cosmos plutôt qu'univers ?
08:39 - Le mot cosmos en grec ancien, ça signifiait au départ un ensemble harmonieux,
08:47 bien ordonné, c'est ce sens-là que l'on a chez Homère.
08:53 Quand Agamemnon range son armée bien en ordre de bataille pour aller attaquer Troie,
08:59 son armée est cosmique parce qu'elle est bien rangée.
09:03 Et on en a encore un signe en français moderne dans le mot cosmétique,
09:09 qui vient de "cosmetikos", un cosmétique c'est ce qui est fait
09:14 pour rendre dans la mesure du possible, évidemment dans mon cas c'est difficile,
09:18 nos traits plus harmonieux.
09:20 Et quand les premiers philosophes grecs vers le 6e siècle avant Jésus-Christ
09:25 ont cherché un mot pour désigner l'ensemble de ce qui est,
09:29 ça n'existait pas en fait, ils ont été pêchés.
09:32 Ce mot cosmos, ça voulait dire qu'ils d'emblée considéraient
09:36 que l'ensemble de ce qui est est un ensemble harmonieux, bien ordonné.
09:42 Et à ce moment-là, la mission d'un être humain à l'intérieur du cosmos,
09:46 c'est de s'insérer comme il convient à l'intérieur de cet ordre qui est harmonieux.
09:51 Et ce qui va se passer à l'époque moderne,
09:54 alors le grand événement c'est l'avènement du système de Copernic.
09:57 C'est comme cela d'ailleurs qu'on comprend à quel point l'émoi a été grand
10:02 autour de cet avènement du système de Copernic,
10:04 parce que c'est vraiment un changement d'univers mental énorme.
10:08 Parce que dans un cosmos, chaque chose était à la place qui lui revenait
10:13 en fonction de sa nature.
10:15 Et donc si la Terre était au centre, il faut voir que le centre,
10:19 ce n'était pas le meilleur lieu du cosmos, mais c'était au contraire le pire.
10:23 Et puis au fur et à mesure qu'on montait dans les sphères célestes,
10:26 eh bien on allait vers toujours mieux.
10:29 C'est pour ça que quand on était au septième ciel,
10:31 ça c'est encore un fossile dans notre langue d'aujourd'hui,
10:34 de cette ancienne conception,
10:36 on était dans un état extrêmement enviable.
10:39 Et en fait on avait cette opposition entre monde terrestre et monde céleste.
10:43 Si on prend au sérieux le système de Copernic,
10:45 l'opposition entre monde terrestre et monde céleste n'a plus aucun sens,
10:48 puisque la Terre est un astre pareil aux autres.
10:51 Mais à partir du moment où on perd cette distinction terrestre-céleste,
10:54 toutes les distinctions cosmiques sont dévalorisées,
10:58 et à ce moment-là on se retrouve dans ce que Coyeret appelle l'univers infini,
11:03 et ça va avoir des effets considérables,
11:06 puisque dans un cosmos, le monde est considéré comme bien ordonné.
11:10 Il y a une sorte d'articulation entre les questions de faits
11:14 et ce que les modernes vont appeler les questions de valeurs,
11:18 alors que justement avec la modernité,
11:20 on va avoir une séparation entre les questions de faits
11:23 dont va s'occuper la science,
11:25 et de l'autre côté la morale, les valeurs,
11:27 mais qui est complètement déracinée de tout ancrage dans les choses.
11:30 - Donc divorce entre les valeurs et les faits,
11:34 on entre dans le champ moderne, dans le paradigme moderne,
11:38 dont vous dites que finalement on continue d'être dans ce paradigme moderne,
11:41 et c'est l'une des raisons pour lesquelles notre rapport au monde s'est complètement transformé.
11:46 Alors vous prenez comme exemple l'usage des mots,
11:49 par exemple le mot "eau",
11:50 qui raconte un petit peu l'évolution de notre rapport au monde.
11:54 - Dans l'ancienne pensée cosmique,
11:57 l'eau était un des éléments fondamentaux avec la terre, l'air et le feu.
12:02 Et si on prend les premiers dictionnaires français qui apparaissent au XVIIe siècle,
12:06 en particulier à la fin du XVIIe siècle, le dictionnaire de Furtière,
12:09 l'eau est encore définie comme un des quatre éléments.
12:12 Et puis, plutôt qu'une définition de l'eau,
12:15 on a une énumération des endroits où on rencontre l'eau,
12:18 donc il y a l'eau de mer, l'eau de rivière, l'eau du puits,
12:22 et puis si on prend n'importe quel dictionnaire actuel,
12:26 on a en gros, c'est la définition,
12:29 c'est "eau, liquide incolore, inodore, sans saveur à l'état pur,
12:34 formée par combinaison d'oxygène et d'hydrogène,
12:38 et de formule chimique H2O".
12:41 Et là, en fait, quand vous prenez la définition de l'eau au XVIIe
12:46 et la définition de l'eau au XXIe siècle,
12:49 sur cet élément pourtant si simple,
12:52 on mesure l'ampleur de la transformation.
12:55 Et avec ses avantages et ses inconvénients.
13:01 Il est clair que les sciences mathématiques de la nature,
13:06 dont la chimie fait partie,
13:08 qui aboutissent à cette définition de l'eau comme H2O,
13:12 ont permis aussi une maîtrise technologique absolument extraordinaire,
13:15 ce qui fait que l'eau maintenant, c'est d'abord pour nous,
13:18 dans nos pays, ce qui coule au robinet.
13:21 - La mer, quand elle était institutrice,
13:25 une année, elle devait corriger ce qui restait du certificat d'étude.
13:31 Et il y avait une question qui était posée aux candidats,
13:34 qui était "quels sont les trois états de l'eau ?"
13:37 Et il y avait un des candidats qui avait répondu
13:39 "l'eau du robinet, l'eau des WC, l'eau de piscine".
13:42 Bon, on attendait plutôt l'eau liquide, la glace et la vapeur d'eau,
13:47 mais enfin bon...
13:48 Mais ce qui était très touchant finalement dans cette réponse,
13:51 c'était que le candidat en question avait une définition
13:55 qui était très semblable à celle de Furtière.
13:58 Il disait "l'eau de rivière, l'eau de mer, l'eau de la source"...
14:02 - C'est l'eau sensible quoi.
14:04 - Mais sauf que lui, là où il rencontrait l'eau,
14:07 c'était d'abord au robinet, au WC et à la piscine.
14:10 Bon, mais ce qu'il y a, c'est que si justement,
14:13 aujourd'hui, les habitants des grandes métropoles
14:16 rencontrent l'eau de cette manière-là,
14:18 c'est parce qu'il y a toute une infrastructure technologique
14:22 qui nous amène l'eau, qui la fait couler à volonté,
14:25 en plus une eau qui a été traitée de telle sorte
14:28 qu'on risque pas de s'empoisonner avec.
14:31 Il faut absolument panier l'immense confort que cela nous apporte.
14:35 - Mais alors, qu'est-ce que l'on perd ?
14:37 - Ce que l'on perd aussi, c'est un certain rapport direct
14:42 aux éléments qui appauvrit grandement notre humanité,
14:47 puisqu'on a tendance aujourd'hui à réduire le monde
14:50 aux services qu'il peut nous rendre.
14:52 Mais avant de nous rendre des services,
14:55 la nature est d'abord un vis-à-vis qui nous aide aussi
14:58 à nous comprendre nous-mêmes.
15:00 Moi, j'ai été très marqué par les écrits de Bachelard,
15:03 d'autant que je fais partie d'un institut,
15:06 l'Institut d'histoire de philosophie des sciences et des techniques,
15:09 Bachelard a été directeur pendant 15 ans, de 1940 à 1955.
15:13 Et ce qui est très intéressant chez Bachelard,
15:16 c'est que d'un côté, il s'est passionné pour les sciences de son temps,
15:20 mais en même temps, il y a une seconde partie dans son œuvre
15:23 où il va se consacrer aux différents éléments,
15:27 il a écrit "La psychanalyse du feu", "L'air et les songes",
15:30 "La terre et les rêveries du repos", etc.
15:33 Et un livre qui est consacré à l'eau, qui s'appelle "L'eau et les rêves".
15:36 Et vous voyez bien qu'on peut écrire un livre qui s'appelle "L'eau et les rêves",
15:40 on ne peut pas écrire un livre "H2O et les rêves".
15:43 H2O, non, il n'y a aucun rêve.
15:45 Or, le rêve, ça fait quand même partie aussi de notre humanité.
15:49 - Alors, il y a une chose qui a subi ce désenchantement,
15:53 et en même temps, une forme de sacralisation,
15:56 ce qui est paradoxal, c'est la vie.
15:58 Est-ce que vous pourriez en dire un mot ?
16:00 - Ah oui, mais alors, la vie, il faudrait encore...
16:03 - La définir. - C'est un mot extrêmement riche.
16:05 Et alors là, c'est aussi extraordinaire de constater,
16:08 dans les dictionnaires, l'évolution de la manière dont on la définit.
16:15 Si on dit, comme Littré, que la vie, c'est l'ensemble des fonctions
16:22 qui caractérisent les êtres vivants, la nutrition, la digestion,
16:29 enfin, voilà, toutes ces fonctions-là.
16:31 Dans les évangiles, Jésus crie "je suis le chemin, la vérité et la vie".
16:36 Bon, il ne dit pas "je suis la nutrition, la digestion", etc.
16:41 On voit bien que là, il n'y a pas du tout synonyme.
16:45 Et ça, c'est une des choses qui m'avait mis très mal à l'aise
16:50 à l'époque de l'épidémie de Covid, où il avait été dit
16:53 qu'on mettrait tout en oeuvre pour sauver des vies.
16:58 Quelle est la définition qu'on donnait au mot "vie" ?
17:01 Et dans les faits, avec le décompte des morts qu'on avait tous les jours,
17:06 finalement, ce qu'on voulait maintenir, c'était des vies au sens biologique.
17:10 - La fonction vitale. - La fonction vitale.
17:12 Il fallait que ça continue.
17:14 Et on ne s'interrogeait pas tellement sur ce que c'était qu'une vie humaine.
17:18 Vous voyez, c'est un mot très riche en français, quand on dit "c'est pas une vie".
17:22 Ça veut dire qu'une vie humaine ne doit pas être menée de cette manière-là.
17:27 Or, alors même qu'on a toujours la nutrition, la digestion,
17:31 toutes les fonctions vitales qui fonctionnent.
17:33 - Mais au fond, la façon dont on a entendu le mot "vie" lors de la pandémie,
17:37 par exemple, et cette idée que la vie doit être ce qui doit être conservé à tout prix,
17:42 c'est un peu la même définition que les transhumanistes ?
17:45 - Oui, même, ça vient de beaucoup plus loin, parce que...
17:49 Alors là, on a une énorme différence aussi entre la pensée ancienne et médiévale
17:54 et la pensée moderne. Dans sa physique, Aristote définit les objets de la physique.
18:00 Quels sont les objets de la physique ? Les animaux, les plantes,
18:04 et puis les éléments terre, air, eau et feu.
18:06 Mais vous voyez que dans son numération des objets de la physique,
18:09 ça commence par le vivant. Les animaux, les plantes.
18:12 Et c'est normal, parce qu'en grec, "physis", qui a donné le mot physique,
18:17 qu'on traduit en latin par "natura" et dans nos langues modernes "nature",
18:24 la "physis", c'est lié au verbe "phuien", qui veut dire "naître", "croître",
18:29 ce qui se présente de soi-même. Et bon, c'est le vivant qui est évidemment l'emblème de cela,
18:36 et ça veut dire que pour Aristote et pour les anciens, en réalité,
18:40 le monde est pensé à partir du vivant. En latin, "natura", c'est lié aussi
18:45 au verbe "nascor", "naître", "nature", "nativité", c'est la même racine.
18:50 Quant au XVIIe siècle, Galilée dit "le livre de la nature est écrit en langue mathématique",
18:55 on change complètement de monde. D'ailleurs, là, on retrouve encore
18:58 l'importance du système de Copernic, parce que pour les anciens,
19:01 il y avait monde terrestre, monde céleste. Le monde céleste, c'était le monde des régularités,
19:07 et comme c'était un monde régulier, on pouvait l'appréhender par les mathématiques,
19:11 parce que les objets mathématiques sont eux-mêmes immuables.
19:15 En revanche, sur la Terre, où il y a du vivant, où ça naît, ça meurt, enfin bon, ça pourrit,
19:21 les mathématiques sont inadaptées. - Il y a de la contingence.
19:25 - Voilà. Et à partir du moment où on abolit la distinction entre terrestre et céleste,
19:30 c'est ça qui permet à Galilée de dire "bon, puisque les mathématiques, c'était vrai,
19:34 tout le monde le reconnaît dans le monde céleste, et qu'il n'y a pas de différence
19:37 entre le monde terrestre et le monde céleste, eh bien les mathématiques doivent être valables partout".
19:41 Et on a remporté des succès absolument extraordinaires, en particulier Newton,
19:47 à la fin du 17e siècle, avec sa loi de la gravitation universelle,
19:50 qui montre que ce sont les mêmes équations qui régissent la trajectoire des astres dans le ciel
19:56 et la chute des corps sur Terre. Bon, extraordinaire.
19:59 Mais ce qui se passe, c'est que malgré tout, à un moment donné,
20:03 on va rencontrer des problèmes, c'est avec le vivant, parce que le vivant résiste à la mathématisation.
20:10 Qu'est-ce qui fait que, spontanément, autour de nous, on fait la distinction entre le non-vivant et le vivant ?
20:19 C'est qu'on repère spontanément dans le vivant le fait que le vivant, il a un principe d'animation interne,
20:26 c'est-à-dire qu'il ne se comporte pas uniquement en fonction des forces externes qui s'exercent sur lui,
20:34 mais qu'il a un principe interne.
20:37 Et ce principe interne, précisément, justement, on ne peut pas l'objectiver.
20:43 Alors, il y a beaucoup de choses objectivables dans le vivant, mais le vivant en tant que tel n'est pas...
20:49 - Il y a quelque chose d'irréductible. - Il y a quelque chose d'irréductible.
20:52 Alors, les biologistes vont se retrouver dans une situation très inconfortable,
20:56 parce que d'un côté, ils étudient le vivant, mais de l'autre côté, comme ils ont envie que leur science
21:03 soit une science au sens moderne du terme, ils ont énormément de mal à reconnaître ce qu'on appelle la téléologie,
21:09 la finalité à l'intérieur des êtres vivants.
21:12 Et finalement, il va y avoir une formation de compromis qui va émerger,
21:16 qui est qu'on est bien forcés de reconnaître à l'intérieur du vivant qu'il y a une finalité,
21:21 mais on va réduire cette finalité à un seul principe, qui est le principe de conservation et de multiplication.
21:29 Et en fait, c'est une conception extrêmement pauvre du vivant,
21:32 puisqu'on ne considère pas le vivant en tant que ce qu'il a, en tant que vivant particulier à être,
21:39 mais simplement en tant qu'être qui cherche à se conserver.
21:45 Et c'est là qu'on peut faire le lien avec le transhumanisme,
21:48 parce qu'on pourrait dire que la mission première d'un être humain, c'est d'accomplir un destin humain.
21:55 Mais d'un autre côté, si vous vous dites "non, en fait, notre seule mission, c'est de vivre le plus longtemps possible",
22:01 bon, à ce moment-là, on peut imaginer toutes les transformations possibles pour prolonger le processus vital.
22:10 Vous voyez, chez saint Thomas d'Aquin, il dit "un âne ne souhaite pas devenir cheval, car il cesserait d'être un âne".
22:16 Vous voyez, l'âne, sa première mission sur Terre, c'est d'être un bon âne.
22:21 Certes, s'il était un cheval, il pourrait courir plus vite, mais il ne serait plus un âne.
22:27 Mais si on réduit la vie uniquement à sa conservation, à ce moment-là, il n'y a plus d'objection.
22:33 Donc c'est là où on voit que tout se tient.
22:36 - Olivier Rey, quel est le rôle du philosophe dans la cité ?
22:39 Est-ce que justement, c'est de remettre la question du nombre au cœur de la réflexion ?
22:46 Est-ce qu'il doit devenir roi de la République ? Est-ce qu'il est l'ermite ou conseiller du prince ou encore autre chose ?
22:54 - J'ai l'impression que pendant longtemps, la philosophie, elle s'efforçait de penser l'être.
23:00 Ensuite, quand le monde s'est mis à se transformer de manière de plus en plus rapide, sa grande mission, ça a été de penser le devenir.
23:08 Et aujourd'hui, ça va tellement vite que ce serait essayer de penser ce qui nous arrive.
23:14 Peter Slaughter-Dyke dit que le rôle du philosophe aujourd'hui, c'est d'essayer de penser dans l'avalanche.
23:20 On est pris dans un gigantesque processus.
23:23 Donc je dirais que moi, ce que j'essaye de faire, c'est de penser ce processus, ce qui nous arrive,
23:29 sans s'illusionner sur le fait qu'on puisse y changer grand-chose,
23:33 parce que précisément, le processus est devenu tellement puissant et tellement gigantesque.
23:38 Vous voyez, quand on est dans une avalanche, la seule chose qu'on puisse faire, c'est d'attendre que ça se calme un peu,
23:44 parce que là, dans l'avalanche, on est pris dedans.
23:48 Cela étant, ce que je pense, c'est que ce processus est en train de s'effilocher, de se déliter gravement,
23:55 qu'au cours du XXIe siècle, il va y avoir des bouleversements très, très importants,
24:01 et que si on reste complètement pris dans le processus, justement,
24:05 on ne pourra vivre les turbulences à l'intérieur du processus que comme des catastrophes,
24:10 alors que d'un autre côté, c'est aussi des chances que nous aurons, précisément,
24:16 de rouvrir des possibilités de vie qui, aujourd'hui, sont canalisées dans une seule direction.
24:22 Et donc je dirais qu'à ce moment-là, la philosophie,
24:25 elle retrouvera le rôle que lui a signé Nietzsche dans l'Antiquité, c'était d'inventer des possibilités de vie.
24:32 – Le philosophe qui vous a construit ?
24:35 – Alors justement, là, j'ai prononcé le mot de Nietzsche.
24:38 Alors je ne dirais pas que Nietzsche m'a construit,
24:40 mais c'est vraiment par lui que je me suis intéressé à la philosophie,
24:45 que je suis entré dans la philosophie.
24:47 Je dirais que la première caractéristique de Nietzsche par rapport à d'autres philosophes,
24:51 c'est que c'est quelqu'un, quand on est jeune, qui vous demande quelque chose.
24:56 En fait, je ne dirais pas que Nietzsche est un constructeur, d'un certain point de vue,
24:59 il est plutôt un destructeur, mais c'est un éveilleur.
25:02 – Alors même si on l'a compris, est-ce que vous pourriez formuler en une phrase
25:06 la grande question philosophique d'aujourd'hui ?
25:09 – Bon, s'il faut en choisir une, je dirais redonner un sens positif à la limite.
25:20 Vous voyez, dans un cosmos, la limite a un sens positif,
25:24 puisque comme l'ensemble est conçu comme harmonieux, bien ordonné,
25:29 il faut respecter la mesure.
25:31 La modernité, justement, ça c'est un des grands enjeux du passage du monde clos cosmos
25:37 à l'univers infini, la limite devient toujours un obstacle à franchir.
25:45 Soit dénié, soit, quand on la reconnaît, on la reconnaît comme contrainte.
25:50 C'est ce qui se passe aujourd'hui dans l'écologie, si vous voulez,
25:53 il y a toute une écologie qui va dire "regardez, on ravage la Terre,
25:57 donc il faut se restreindre", mais on se restreint parce qu'on ne peut pas faire autrement,
26:03 parce que sinon on détruit tout, mais si on pouvait continuer comme on le fait,
26:09 il n'y aurait pas d'objection.
26:11 Dans l'écologie actuelle, la véritable motivation, c'est ça ou la mort.
26:17 Mais on pourrait dire que la limite, c'est d'abord une question de vertu.
26:23 Je pense que ce serait vraiment une tâche très importante
26:28 d'être capable de recevoir la limite comme éminemment positive,
26:34 comme ce qui fait être, ce qui donne forme, ce qui fait échapper à la forme,
26:39 ce qui est du ressort de la vertu.
26:43 Alors cela étant, sur ce terrain-là, il faut reconnaître que la philosophie
26:47 n'est peut-être pas la meilleure instance.
26:52 Les mythes étaient beaucoup plus efficaces que la philosophie.
26:55 Vous voyez, dans l'Antiquité, cette sagesse-là se véhiculait d'abord par les mythes,
26:59 bien avant de l'être par la philosophie.
27:01 Il y a aussi la littérature, il y a le narratif, je pense,
27:05 qui est peut-être plus efficace que le spéculatif pour redonner un sens positif à la limite.
27:11 On a besoin des deux. Merci beaucoup Olivier Rey.
27:14 C'est moi qui vous remercie.
27:15 [Musique]

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