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BRUT PHILO "La tristesse n'est pas un obstacle au goût de la vie."

Son père est mort, elle est inconsolable, et la vie continue. Réflexions sur la vie après la perte d'un parent, avec la philosophe Adèle Van Reeth.

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Transcription
00:00 lorsque mon père est mort, mon fils, au détour d'un repas,
00:03 vraiment entre le fromage et le dessert,
00:05 s'est tourné vers moi avec la certitude d'avoir enfin compris.
00:09 Et d'avoir compris pourquoi son grand-père, qui l'adorait, était mort.
00:12 Et donc il m'a dit cette phrase, il m'a dit
00:14 "Maman, est-ce que grand-père est mort ?
00:16 Parce que tu n'avais plus besoin de lui."
00:18 Et j'ai vu dans ses yeux que la situation était moins difficile à vivre
00:23 à partir du moment où il pensait avoir compris.
00:24 Il y avait une explication, il y avait une raison.
00:27 Et il se dit "Mais au fond, quand on est maman,
00:29 on a moins besoin de son papa, donc le papa peut mourir
00:32 et c'est moins grave que si lui perdait sa maman."
00:34 Lui, si petit à ce moment-là, était sans doute inquiet
00:37 de voir son grand-père mourir et il devait se dire
00:39 "Mais au fond, ma maman va mourir et moi aussi je vais mourir."
00:43 Et ce qui est intéressant, c'est de voir comment un enfant lui-même fait,
00:46 arrive à construire du sens avec ce qui lui arrive.
00:49 Rien n'a moins de sens que la mort de quelqu'un, d'un père ou d'un grand-père.
00:53 C'est absolument gratuit, il n'y a pas de raison à ce que ça arrive.
00:57 C'est ainsi, c'est un fait.
00:58 Je m'appelle Adèle Van Reth, je suis philosophe,
01:00 j'écris un livre qui s'appelle "Inconsolable"
01:03 dans lequel je parle de la mort de mon père.
01:05 Écrire sur la mort, c'est une entreprise qui est d'emblée déceptive.
01:09 On sait qu'on ne va pas y arriver, puisque par définition,
01:11 si nous sommes vivants et que nous pouvons réfléchir sur la mort,
01:13 c'est que nous ne sommes pas morts.
01:15 Et une fois que nous sommes morts, nous ne pouvons plus réfléchir à ce qu'est la mort.
01:17 Donc c'est une entreprise déceptive, c'est un échec
01:21 que j'assume d'emblée, dès le début du livre.
01:23 Je le dis que je n'y arriverai pas.
01:24 Et pourtant, il y a quelque chose à dire.
01:26 Alors qu'est-ce qu'on peut dire et pourquoi est-ce qu'il faut le dire ?
01:28 Peut-être qu'une des manières d'y réfléchir,
01:31 c'est de décrire ce qui se passe
01:34 dans le corps de la personne qui assiste à la mort,
01:37 en l'occurrence du père,
01:39 pour voir dans quelle mesure ça nous renseigne sur notre nature humaine
01:43 et créer un nouveau rapport au monde.
01:45 Mon petit papa, tu n'es plus sur la Terre.
01:49 Le monde continue, mais sans toi.
01:51 Et pour moi, ce n'est pas le même monde.
01:53 Ce n'est pas simplement le monde habituel, moins toi.
01:57 C'est un autre monde.
01:58 Un monde troué, un monde blessé.
02:01 Un monde avec une absence que je trimballe, où que je sois.
02:04 Ce livre s'inscrit contre les injonctions et la consolation
02:08 qu'on reçoit beaucoup lorsqu'on perd quelqu'un.
02:11 Et puis, de manière générale,
02:13 beaucoup de propositions de consolation nous sont faites dans la littérature,
02:15 dans le développement personnel ou dans des œuvres d'art.
02:18 Et le fait d'appeler le livre inconsolable, c'était une manière de dire non,
02:22 je n'aurai pas la consolation que je cherche,
02:26 mais ce n'est pas pour ça que ça restera un problème.
02:29 Mon père est mort, je ne suis plus une petite fille.
02:32 L'existence de mon père me maintenait dans le statut de fille que j'étais pour lui.
02:36 Sa mort laisse une place vacante.
02:39 Le processus de mon expansion s'accroît et occupe l'espace libre.
02:44 La transformation continue.
02:46 Dans cet extrait, finalement, la mort est présentée non pas comme une finitude,
02:50 mais comme quelque chose qui va se poursuivre,
02:54 enfin, il y a une sorte de prolongation en l'occurrence
02:56 de la personne qui a perdu l'être aimé.
02:59 Et je me suis dit, moi, en lisant ce passage,
03:02 que la mort de son père pouvait être une sorte de libération,
03:06 qu'enfin, on allait pouvoir être soi-même
03:08 parce qu'il n'allait pas avoir le jugement de son père.
03:11 Est-ce que c'est quelque chose que vous comprenez ?
03:13 Est-ce que c'est quelque chose que vous vouliez exprimer ?
03:15 – Ce qui est vrai et ce qui est très surprenant,
03:17 c'est de constater qu'on peut survivre à la mort de son père
03:21 et qu'on peut y survivre de manière qui soit, certes, douloureuse,
03:24 mais pas uniquement.
03:25 C'est-à-dire qu'il y a aussi, c'est aussi une suite qui s'engage.
03:30 Le père comme la mère sont des figures parentales
03:33 qui incarnent une certaine autorité,
03:35 qui ont été absolument indispensables
03:38 au développement de notre psychisme étant enfant,
03:40 et leur disparition crée une sorte de vide.
03:43 Il y a comme un espace qui se crée et dans lequel on peut s'engouffrer.
03:46 Moi, ce qui m'importe là-dedans, c'est de montrer que
03:49 la mort d'un père peut être aussi l'occasion d'une transformation de soi.
03:52 Peu à peu, le souvenir s'éloigne.
03:55 Un jour, je marche sans penser à lui.
03:57 Un matin, je me réveille sans penser à lui.
04:00 Un autre jour, je passe une journée entière sans penser à lui.
04:04 Comme avant.
04:05 – Quand j'ai lu ce passage, j'ai pensé à une sorte de rupture amoureuse.
04:08 En tout cas, ça pourrait s'appliquer potentiellement à une rupture amoureuse,
04:11 or il est question quand même de la mort de votre père.
04:14 Est-ce que cette comparaison fait sens ou est-ce qu'elle est aberrante ?
04:18 – La comparaison fait tout à fait sens,
04:19 puisque dans les deux cas, il s'agit d'une rupture,
04:21 et dans les deux cas, il y a de l'amour.
04:22 Au fond, notre existence est composée d'une succession de séparations.
04:25 Dès l'accouchement, dès la naissance, nous nous séparons du corps de notre mère.
04:29 Un enfant qui grandit va peu à peu se séparer de ses parents.
04:32 La séparation qui est celle de la mort est au fond l'ultime séparation,
04:37 à laquelle les autres séparations ne nous ont pas du tout préparées.
04:40 Il y a quand même une différence de nature
04:42 entre une séparation amoureuse et la séparation qui est celle de la mort.
04:45 On m'a dit que pour aller bien, il fallait me consoler.
04:49 Il fallait que la tristesse disparaisse.
04:51 Mais il n'en est rien.
04:53 Je vais bien non pas malgré la tristesse, mais avec elle.
04:58 – Est-ce que c'est ça finalement la conclusion,
04:59 puisque c'est la dernière page du livre,
05:01 un peu l'une des leçons que vous avez tirées peut-être de ce parcours,
05:04 c'est justement de dire qu'on peut être triste et aller bien ?
05:09 – Oui, je pense qu'il y a une sagesse de la tristesse,
05:12 en tout cas c'est comme ça que je l'ai vécu.
05:14 Le fait d'avoir vécu un tel chagrin m'a enseigné quelque chose.
05:18 Je crois vraiment que j'ai appris quelque chose en vivant cette expérience
05:21 et que j'en suis sortie différente, ni mieux ni moins bien, mais différente.
05:27 Et que j'ai appris qu'on pouvait survivre à la tristesse
05:31 et que celle-ci pouvait nous renseigner sur la manière
05:34 qu'on avait d'aborder notre propre vie.
05:36 Et qu'au fond, pouvoir rester en vie et retrouver le goût,
05:39 l'appétit de la vie, la joie de vivre,
05:42 après avoir vécu une épreuve comme celle-là,
05:45 ça nous renseigne sur nous-mêmes,
05:47 ça veut dire qu'on est peut-être plus fort que ce qu'on croyait
05:49 et ça veut dire aussi que la tristesse n'est pas un obstacle au goût de la vie
05:54 et donc on peut aller bien avec la tristesse.
05:56 [Générique]
05:58 [SILENCE]