Les grands entretiens de Mazarine Mitterrand Pingeot - Emanuele Coccia

  • l’année dernière
Inscrit par sa mère dans un lycée agricole, Emanuele Coccia y a développé son rapport autodidacte au savoir ainsi que deux idées essentielles pour la suite de ses travaux. D'une part, que nous devons nous forcer de produire de la connaissance parce que le monde est plus important que nous même. D'autre part, que les plantes nous enseignent que le monde est un espace fabriqué, et la terre un artefact, une énorme oeuvre collective. Aujourd'hui, ce philosophe de la transformation considère que nous avons vécu un demi-siècle inédit de mutations radicales. Cette planète modifiée par une transition technologique incroyable et une transformation géopolitique nous invite à ré-imaginer des nouveaux savoirs sur le monde. Revenant à l'étymologie du mot, une passion aveugle de la connaissance serait la seule manière pour Emanuele Coccia de définir la philosophie. Il considère que la pensée philosophique est disséminée partout, notamment dans les arts. Le philosophe questionne également au cours de cet entretien son expérience de la gémellité. Nous mettre dans un rapport de gémellité au monde pourrait être selon lui une solution aux problèmes écologiques, ou d'identité. Peu soucieux de la question de transmission des savoirs, Emanuele Coccia s'inquiète d'abord d'une crise climatique qui serait en réalité une crise de l'imagination, « une peur monstrueuse de penser le futur ».

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcript
00:00 *Musique*
00:21 Emmanuel Kochia, nous traversons une crise majeure qui a de multiples facettes,
00:25 mais qui est avant tout une crise climatique.
00:27 Quel rôle le philosophe peut-il jouer là-dedans ?
00:32 - La philosophie a un rôle majeur parce que si on peut ressoudre ce souci, cette crise,
00:40 c'est parce qu'on est arrivé à aimer le monde, ce monde, la Terre, la planète,
00:44 de manière obsessionnelle jusqu'à vouloir en sauver la moindre particule.
00:49 - Mais est-ce que vous pensez qu'il y a une philosophie de la crise
00:52 qui serait spécifique au moment que nous vivons ?
00:54 Est-ce que la crise contraint, en quelque sorte, convoque un nouveau type de philosophie ?
00:59 - Je ne sais pas s'il y a une philosophie de la crise.
01:02 Ce qui est sûr, c'est qu'on a vécu, et pas juste à cause de la crise climatique,
01:10 un moment, disons un demi-siècle de transformation radicale
01:14 comme peut-être à peine l'humanité entière en a traversé,
01:20 au sens qu'il y a eu une révolution technologique qui a été incroyable.
01:25 Moi, je fais partie de personnes qui ont vécu la transition
01:30 entre les moments où il fallait aller en bibliothèque pour chercher des savoirs
01:35 et les moments où la totalité des savoirs est d'un tapoche, littéralement d'un tapoche.
01:41 Il y a eu une transformation géopolitique monstrueuse, en fait,
01:44 qui fait que l'axe du pouvoir sur la planète s'est déplacé en Asie.
01:51 Et il y a eu ces changements climatiques majeurs.
01:55 Et cet ensemble de changements fait qu'au fond,
01:58 c'est comme si on n'habitait pas la même planète de nos parents.
02:02 C'est comme si l'humanité entière avait été déplacée sur notre planète.
02:06 Et donc, c'est comme si chacune et chacun de nous
02:09 étaient un peu dans la même position d'Adam et Ève,
02:13 qui sont obligés à nommer les choses qu'ils voient pour la première fois.
02:17 Et c'est une posture à la fois énivrante,
02:23 parce que nommer les choses, découvrir les choses, poser sur la réalité,
02:28 le tout premier regard, c'est quelque chose de sublime,
02:31 mais aussi dangereux, parce qu'on ne connaît pas.
02:33 Donc, on risque à chaque instant de se brûler la peau,
02:37 de se faire mal, de mourir, etc.
02:40 Donc, il n'y a pas peut-être une philosophie de la crise,
02:42 mais c'est sûr que notre situation est incomparable
02:46 et c'est sûr qu'on est appelé à réimaginer, à réconfigurer,
02:52 à produire de nouveaux savoirs sur le monde.
02:56 - Je vais vous faire réagir à un propos de Michel Foucault
02:59 qui justement définit la philosophie, en disant peut-être qu'il n'y en a plus.
03:03 On va l'écouter, c'était en 1966.
03:06 - Il est très difficile, au fond, de définir ce qu'est actuellement la philosophie.
03:10 Il me semble que maintenant, la philosophie est en train de disparaître.
03:15 Quand je dis qu'elle disparaît, je ne veux pas dire que nous arrivons à un âge
03:19 où finalement tout le savoir devient positif.
03:22 Mais je crois que la philosophie se dissout et se dissipe
03:26 dans toute une série d'activités de pensée dont il est difficile de dire
03:31 si elles sont proprement scientifiques ou proprement philosophiques.
03:35 Nous arrivons à un âge qui est peut-être celui de la pensée pure,
03:39 de la pensée en acte, et après tout, une discipline aussi abstraite
03:44 et générale que la linguistique, une discipline aussi fondamentale
03:48 que la logique, une activité comme la littérature,
03:52 depuis Joyce, par exemple, eh bien, toutes ces activités
03:56 sont probablement des activités de pensée
04:00 et elles tiennent lieu de philosophie,
04:03 non pas qu'elles prennent la place de la philosophie,
04:06 mais en quelque sorte, elles sont le déploiement même
04:09 de ce qu'était autrefois la philosophie.
04:12 – Pas mal ce qu'on entendait à la télévision en 66.
04:16 – Oui, tout à fait.
04:18 – À une heure de grande écoute.
04:20 – Oui, tout à fait. Je suis d'accord, je m'aime,
04:23 j'irais tenter de radicaliser son propos au sens que, au fond,
04:27 la philosophie a toujours été dissipée, dissolue.
04:31 Je répète, au fond, si on se penche sur les canons de la philosophie,
04:36 ce qu'on est censé enseigner, par exemple, aux élèves au lycée
04:41 ou à la fac, Foucault parlait de Joyce,
04:45 mais Platon a produit des œuvres techniquement littéraires,
04:48 Lucrèce a écrit un poème qu'on étudie aussi dans les études de littérature,
04:53 etc., etc., au fond, la littérature n'a jamais été
04:58 une discipline spécifique, même pas au Moyen Âge,
05:02 au fond, la philosophie était comme indissociable de la théologie,
05:06 qui est une science très bizarre et très différente.
05:09 Et ce qui se passe aujourd'hui, c'est peut-être
05:12 qu'on trouve de la pensée philosophique, un peu comme disait Foucault,
05:16 un peu partout, surtout par exemple dans les arts.
05:18 On a fait de l'art une discipline de la pensée
05:21 où chaque artiste doit tout d'abord réinventer
05:24 les médiums nécessaires pour exprimer une idée.
05:27 Donc d'une certaine manière, l'art contemporain est devenu
05:30 une sorte de forme paradigmatique de la pensée
05:33 où on est obligé tout d'abord à s'interroger
05:36 sur les conditions de possibilité d'expression d'une idée.
05:39 Ce qui est très important, parce que la prise de conscience
05:43 qui a lieu aujourd'hui, c'est qu'on n'est pas obligé
05:46 à écrire pour penser ou pour faire de la philosophie.
05:49 - Donc la philosophie se fait plurieurement à l'université,
05:51 mais dans des nouvelles pratiques, dans des pratiques de création.
05:54 - Alors la philosophie se fait très rarement à l'université,
05:57 dans le sens que si on regarde, si on fait l'histoire,
06:00 ça ne s'est passé que dans des moments très spécifiques,
06:03 un peu au Moyen-Âge, et même, parce que ce n'était pas
06:06 dans les facs de philosophie, c'était surtout dans les facs de théologie,
06:09 et un peu à l'âge moderne, mais pour un très très court durée.
06:13 Dans l'histoire de ce qu'on appelle philosophie,
06:15 la pensée s'exerce un peu partout, même à un marchand,
06:18 même à, je ne sais pas, faisons la vaisselle.
06:21 L'université, ce n'est pas les lieux, un plus par définition,
06:27 qui doivent produire de la philosophie,
06:29 c'est les lieux qui sont censés, à la limite, la transmettre.
06:32 L'université est le lieu où on se penche sur ce qui s'est passé
06:36 il y a un demi-siècle, ou bien il y a plusieurs siècles,
06:39 - L'histoire de la philosophie. - Ou de l'histoire de n'importe quoi.
06:42 Alors que, par exemple, il y a eu une inversion intéressante,
06:45 les musées, qui étaient une institution tournée vers les passés,
06:49 qui est devenue un laboratoire de divination du futur,
06:52 à tel point qu'on va voir une expo d'art contemporain,
06:56 justement, aussi et surtout pour deviner les futurs,
06:59 plutôt que pour comprendre les présents ou les passés.
07:02 Il faut, si on veut vraiment rétransformer à nouveau,
07:05 ou faire des universités un lieu de laboration du futur,
07:10 il faut leur donner cette liberté de brasser n'importe quel aspect
07:13 de l'existence humaine, et pas que humaine d'ailleurs,
07:16 et d'utiliser n'importe quel médium.
07:19 J'aurais du mal à dire ce que c'est la philosophie,
07:23 dans le sens qu'au fond, si on se penche sur l'ensemble de livres
07:28 ou de personnes qu'on est censé considérer comme des philosophes,
07:31 c'est un ensemble réuni de gens, des livres,
07:35 des sujets totalement disparates,
07:37 qui n'ont aucune unité dans la méthode, dans l'objet, dans les styles.
07:44 Il y a des livres qui ressemblent à des œuvres littéraires,
07:47 il y a des livres qui ressemblent à des œuvres,
07:51 à des traités d'économie, il y a des poèmes,
07:54 il y a des tags qui sont des œuvres philosophiques.
07:58 Et au fond, la seule manière de finir la philosophie,
08:01 serait de revenir aux deux concepts contenus dans son nom,
08:06 son nom grec, qui est l'amour et les savoirs.
08:11 Donc au fond, les philosophes, ce sont des aimants, des amateurs
08:15 de force, de la connaissance, mais qui sont alimentés,
08:21 nourris que par cette passion aveugle et obsessionnelle.
08:25 Ce qui veut dire, au fond, pour le traduire,
08:28 que la philosophie est partout, n'est pas un savoir parmi les autres,
08:32 mais c'est une intensité qui traverse n'importe quel savoir,
08:36 n'importe quelle discipline.
08:38 - Alors vous, vous pratiquez ce genre de philosophie,
08:41 c'est même assez hybride, vos essais sont à la fois poétiques,
08:44 philosophiques, est-ce que c'est parce que vous avez finalement
08:48 une formation tout à fait singulière et différente par rapport
08:51 à un professeur de philosophie, puisque vous avez commencé
08:54 finalement vos études dans un lycée agricole ?
08:57 - J'étais envoyé, oui, dans un lycée agricole,
09:02 par un geste féminisme inconscient de ma mère,
09:06 qui envoyait ma sœur aînée au lycée classique,
09:10 donc là où on apprend les grecs, les latins,
09:13 et moi et mon frère, ma mère nous a dit,
09:16 il faut apprendre un métier en fait.
09:18 Donc c'était une stratégie efficace, parce que justement,
09:22 pour démontrer à ma mère que je pouvais faire l'université,
09:26 je suis devenu même prof à la fac.
09:28 Je me suis retrouvé dans cet endroit, qui était à l'époque
09:33 un endroit d'exclusion de toutes formes de mondanités
09:37 ou de sociétés, mais qui m'a fait énormément du bien,
09:42 pour deux raisons, tout d'abord parce qu'au fond,
09:46 les entendus étaient que les premiers objets du savoir
09:49 ou de l'effort de connaissance, ce sont les plantes
09:52 et donc l'énoniment, le monde lui-même, et pas l'humain.
09:55 Donc elle m'a appris à comprendre que si on doit se forcer
09:59 de produire de la connaissance, c'est parce que les mondes
10:02 sont plus importants que nous-mêmes, et après parce que
10:06 ce lycée m'a mis dans une posture, dans une position
10:10 à la fois d'outsider et de philosophe, c'est-à-dire au fond,
10:14 j'étais obligé à apprendre tout ce que je voulais apprendre
10:18 par une volonté, par une passion personnelle,
10:21 et pas forcément en passant par un maître, par une école,
10:26 par une discipline, par une méthode, etc.
10:28 - Alors ça a donné un très beau livre qui s'intitule
10:30 "La vie des plantes", qui est peut-être celui qui vous a fait
10:33 connaître du grand public, et dans lequel, effectivement,
10:36 vous travaillez sur le rôle absolument fondamental
10:40 de la plante qui crée le monde, en quelque sorte,
10:43 qui fait monde, vous privilégiez finalement la vie sensible
10:46 à la vie intelligible. Est-ce qu'on peut revenir un petit peu
10:49 sur cette vie des plantes ? Et, question subsidiaire,
10:52 en quoi de ce fait, le philosophe a quelque chose de plus à dire
10:57 que, par exemple, le botaniste ou le chercheur
11:00 en sciences de la nature ?
11:02 - Ce que j'ai essayé de faire dans ces livres, c'est de tirer
11:05 les dernières conséquences de ce qu'on peut trouver
11:08 dans n'importe quel manuel de botanique, c'est-à-dire,
11:10 l'une des premières phrases qu'on trouvera
11:13 dans n'importe quel manuel de botanique, à n'importe quel niveau,
11:17 c'est que les plantes, grâce à la photosynthèse,
11:21 modifient la teneur à un oxygène de l'atmosphère,
11:26 donc modifient l'atmosphère terrestre, planétaire,
11:30 et modifient évidemment les sols, etc.,
11:34 mais modifient aussi la présence de l'énergie sur Terre.
11:39 Donc, la première conséquence qu'on peut tirer
11:41 de ce fait élémentaire, c'est que les mondes tels
11:46 qu'on les connaît ont été produits, littéralement produits,
11:50 par les plantes, qui permettent à la Terre
11:54 de devenir un espace respirable, et qui surtout mettent
11:58 à disposition des animaux une quantité inouïe d'énergie.
12:02 Au fond, les plantes capturent l'énergie solaire,
12:05 d'ailleurs on l'oublie, mais l'énergie solaire,
12:07 c'est un élément extraterrestre, ce qui fait que notre vie,
12:12 auquel nous sommes, nous-mêmes, et les plantes d'ailleurs
12:14 elles-mêmes, un peu des aliens, des extraterrestres, en fait.
12:19 On a un squelette terrestre et une vie qui est alimentée
12:23 par une source d'énergie extraterrestre.
12:25 D'ailleurs, c'est intéressant, parce qu'il capture
12:27 l'énergie solaire, il a un souffle dans la chair minérale
12:34 de la planète, ce qui fait qu'au fond, à chaque fois,
12:37 ça sonne un peu bizarre, mais à chaque fois qu'on mange,
12:39 on est en train de chercher cette énergie qui est cachée
12:43 dans les corps des autres, ce qui fait de la nutrition,
12:47 au fond, cette quête presque spirituelle des lumières,
12:51 et ce commerce de lumières qui passe de corps en corps,
12:55 d'espèce en espèce. Mais la deuxième conséquence
12:58 est encore plus intéressante, au fond, les plantes nous enseignent
13:02 deux choses, tout d'abord que le monde est un espace fabriqué
13:08 et pas naturel, en fait, la Terre a été rendue habitable,
13:13 vivable par les vivants eux-mêmes, qui l'ont ciselée
13:16 depuis des milliards d'années, qui l'ont transformée.
13:19 Donc la Terre, au fond, c'est un artefact qui n'est pas
13:22 moins artificiel que notre smartphone. Il est, au fond,
13:25 beaucoup plus artificiel parce qu'elle a été produite
13:28 par des milliards de générations, de milliards de vivants.
13:33 Donc c'est comme si c'était une énorme œuvre collective,
13:36 et d'ailleurs, c'est pour ça qu'elle est si vulnérable
13:38 et si fragile, parce qu'elle a été produite
13:40 par plein, plein de gens. La deuxième conséquence
13:42 qu'on peut tirer de ce fait élémentaire de la photosynthèse,
13:45 c'est qu'au fond, ce n'est pas vrai qu'un vivant
13:48 s'adapte à l'environnement. Les vivants sont obligés
13:51 pour vivre de modifier radicalement l'espace qui l'entoure,
13:55 les autres vivants qui sont à côté de lui, etc.
13:58 L'environnement, ce n'est pas quelque chose qui est là
14:01 et auquel on doit se plier. N'importe quel vivant
14:04 transforme de manière extrêmement imprévisible et créative
14:08 l'espace qui l'entoure, c'est-à-dire la Terre.
14:12 - Je crois que vous récusez d'ailleurs le terme d'écologie,
14:14 précisément. - Je les récuse parce que
14:17 c'est un terme qui a été introduit par, au fond,
14:22 par les... comment dire ? Les termes écologie a été inventé
14:25 par un biologiste allemand du 19e siècle,
14:29 mais qui modifiait un nom qui était à l'origine,
14:32 celui de "économie animale". C'est une science qui surgit
14:37 parce qu'on se rend compte que pour comprendre la relation
14:39 entre un kangaroo et une moustique, il faut des concepts
14:42 qui sont de nature sociologique et pas de nature chimique,
14:46 biologique, physique ou quoi d'autre.
14:49 Les problèmes, c'est qu'à cette époque-là,
14:52 comme on était encore dans un contexte fixiste,
14:56 c'est-à-dire un contexte où on croyait que les espèces
14:58 étaient les mêmes depuis l'origine du monde jusqu'à la fin,
15:03 et donc si on se penchait sur la question qu'elle est,
15:06 on se répond qu'entre un kangaroo à Sydney, une moustique à Paris
15:09 et un cheval en Arizona, comme c'était des trois êtres
15:14 qui n'avaient aucun rapport de parenté et qui ne se rencontraient pas
15:19 dans leur vie, donc la seule manière de se poser,
15:21 de comprendre quelle est leur relation, c'était de se mettre
15:24 du point de vue de celui qui les avait créés,
15:27 c'est-à-dire les dieux chrétiens.
15:30 Or, les problèmes, c'est que si tu observes la Terre,
15:34 c'est-à-dire l'ensemble des espaces et l'ensemble des êtres
15:37 du point de vue du dieu, ce spectacle va se présenter à toi
15:41 exactement comme une grande maison se présente face au père de famille,
15:46 c'est lui qui a tout créé et qui possède tout.
15:49 C'est pour ça que l'écologie a été baptisée "économie animale",
15:54 l'économie au sens ancien du terme, c'est-à-dire la science
15:57 de la maison, de l'ordre domestique.
16:00 À cette époque-là, c'était une métaphore et un cadre épistémologique
16:06 qui permettaient à la fois d'affirmer qu'il y avait une relation
16:12 entre tous les êtres et tous les espaces, et un ordre,
16:15 mais c'est une métaphore, une image, un concept qui a un prix énorme.
16:20 Pourquoi ? Tout d'abord, en viant de passer deux ans confinés à la maison,
16:25 donc supposer que le monde entier est une maison
16:29 d'où on ne peut pas sortir, ça signifie obliger la nature
16:33 à être dans un état de confinement perpétuel,
16:37 ce qui n'est pas très joyeux, en fait, d'une certaine manière.
16:40 Et de l'autre côté, c'est au fond, avoir choisi ces modèles domestiques
16:44 nous a empêchés, par exemple, et empêche encore aujourd'hui l'écologie,
16:48 de penser que les rapports entre les êtres puissent être d'ordre politique
16:53 et pas domestique, qu'il y ait la même forme de liberté
16:58 qu'il y a entre les humains lorsqu'ils sortent de leur maison.
17:02 Et la même capacité de ne pas être transgressé à l'ordre,
17:07 mais d'être totalement indifférent à l'ordre,
17:10 alors qu'il règne dans nos maisons,
17:12 que par exemple, cette indifférence à l'ordre
17:15 dont on fait expérience à chaque fois qu'on sort,
17:17 c'est-à-dire qu'on n'a plus de programme, on est libre,
17:20 on peut se consacrer aux plaisirs les plus déchaînés, etc.
17:26 Donc c'est pour ça que l'écologie doit peut-être revenir sur son histoire
17:31 et repenser la source de cette unité,
17:36 la raison pour laquelle tous les êtres sont reliés les uns aux autres,
17:41 à travers une image, un concept, une métaphore qui n'est pas celle de la maison.
17:46 - Je précise que vous avez écrit un livre sur la maison,
17:49 "Une philosophie de la maison",
17:51 où vous remettez en cause cette dichotomie entre intérieur et extérieur en permanence,
17:55 ce qui est d'une certaine manière logique,
17:57 puisque vous êtes aussi le philosophe de la métamorphose,
17:59 où tout est dans tout, tout se transforme en permanence.
18:02 Autre expérience fondatrice dans votre rapport au monde,
18:07 c'est celle de la gémérité.
18:09 Vous arrivez à une phrase tout à fait paradoxale,
18:12 qui est l'idée que la gémérité est finalement ce qu'il y a de plus universel au monde,
18:16 alors que de prime abord, ou de façon intuitive,
18:19 on a plutôt l'impression que c'est extrêmement singulier,
18:22 plutôt exceptionnel.
18:24 Comment vous pouvez transformer ce qui semblerait exceptionnel
18:28 en quelque chose au contraire d'universel ?
18:31 - Donc l'expérience de la gémérité est quelque chose de très curieux,
18:36 qui est cette...
18:38 Moi j'en ai, comment dire, j'ai compris ce que ça veut dire être gémeux,
18:42 face à une image qui trône un peu dans l'appartement de ma mère.
18:50 Il y a plein d'images de moi et mon frère lorsqu'on était tout jeunes, tout petits.
18:57 Et les images de cet âge-là sont pour moi très difficiles
19:02 parce que je n'arrive pas à comprendre qui est qui.
19:04 Et c'est un trouble de l'acte de reconnaissance de soi,
19:09 mais c'est un trouble qui est un trouble d'excès.
19:12 C'est-à-dire que ce n'est pas que je n'arrive pas à me reconnaître,
19:15 je me reconnais simultanément dans deux corps en fait.
19:18 C'est comme si j'arrivais à dire "c'est moi" deux fois.
19:21 Et si on y pense, cette capacité de se reconnaître dans n'importe quelle forme du monde,
19:30 c'est quelque chose qui nous arrive très souvent.
19:33 L'acte d'amour c'est aussi quelque chose de ce type-là,
19:36 même s'il y a aussi au même moment une force qui nous repousse.
19:40 Mais faire l'expérience de la gémérité c'est ça,
19:43 c'est avoir en face de toi quelqu'un qui a ta même forme
19:48 et donc ne pas savoir si c'est toi qui as copié l'autre, les mondes,
19:51 ou si c'est les mondes qui t'as copié.
19:53 Et cet étrange rapport presque mimétique
19:58 où on ne sait pas qui a commencé à copier l'autre,
20:01 c'est aussi quelque chose que nous traversons tous les temps.
20:04 Faire cette expérience au fond,
20:06 penser c'est se mettre dans un rapport mental de gémérité au monde.
20:10 De dire là je suis en train de dire, de nommer quelque chose
20:16 et de faire de sorte que je ne sais pas si c'est les mondes qui ont copié ma parole ou l'inverse.
20:20 Mais aussi percevoir c'est quelque chose de ce type-là.
20:23 La gémérité ce n'est pas quelque chose d'exceptionnel,
20:26 c'est juste le fait que notre rapport aux autres humains
20:32 devient ou prenne les mêmes formes
20:35 que notre rapport au monde de manière quotidienne.
20:39 C'est pour ça que j'ai écrit, ou que j'ai dit
20:42 que c'est une expérience beaucoup plus universelle de ce que l'on imagine.
20:46 Et c'est pour ça peut-être qu'il faudrait reconnaître
20:49 la radicalité et l'universalité de cette expérience.
20:52 Parce que reconnaître que tous et toutes sont nos jumelles et nos jumeaux
20:56 nous permettrait par exemple de dépasser des questions
20:59 qui peut-être aujourd'hui nous bloquent excessivement
21:02 qui sont la question de l'identité,
21:04 la question par exemple de l'appartenance à une nation ou à l'autre,
21:08 etc.
21:09 Au fond, on est tous et toutes à mon avis des jumelles et des jumeaux
21:13 qui habitent une seule planète.
21:16 C'est-à-dire, et ça c'est peut-être la prise de conscience la plus nécessaire
21:20 vu qu'on parle de crise climatique,
21:22 chacun et chacune de nous est littéralement une jumelle et un jumeau des Gaïas.
21:28 Au fond, on n'y réfléchit pas,
21:30 mais nous sommes faits de la même chair que la planète.
21:35 Nous sommes la planète elle-même qui à nous a décidé d'avoir un autre visage
21:41 et de se regarder elle-même avec des yeux un peu différents.
21:45 Et c'est à partir peut-être de cette reconnaissance
21:48 qu'on pourra fonder différemment l'écologie et inventer un nouveau rapport au monde.
21:53 - Je vais vous poser quelques questions un peu du tac au tac.
21:56 - Oui.
21:57 - Quel est le rôle du philosophe dans la cité ?
21:59 Est-ce qu'il est roi, ermite ou conseiller du prince ?
22:02 - Il est surtout artiste en fait.
22:04 Il doit tout d'abord inventer des rapports de liberté
22:08 dans les corps à corps avec les matières du monde.
22:11 Un grand artiste, c'est ça, c'est quelqu'un qui même,
22:14 un manipulant du marbre, arrive à exprimer sa propre liberté
22:20 et à faire de cette liberté exprimée les fondements de la liberté des autres.
22:24 Et surtout, les grands artistes inventent et nous ouvrent une vie
22:30 qui n'était pas imaginable auparavant.
22:32 Donc s'il y a une tâche publique du philosophe, c'est ça.
22:35 - Les trois livres de philosophie qui vous ont construit ?
22:38 - Alors, "L'éthique de Spinoza" et vu que je dis tout ce que je dis avant,
22:45 je dirais que les œuvres philosophiques qui m'émarquent,
22:50 bon, ça change souvent parce que je continue à lire, à étudier,
22:53 donc il n'y a pas quelque chose du passé.
22:55 C'est tous les trois mois que je suis complètement bouleversé par quelque chose.
22:59 Et si je dois ajouter deux œuvres qui me marquent en ces moments,
23:04 ce sont la collection "Cyborg" de 2018,
23:08 qui Alessandro Michele a dessiné pour Gucci,
23:12 qui était l'une des œuvres philosophiques les plus intéressantes du monde contemporain,
23:17 et une œuvre de Philippe Arrheno qui s'appelle "Anyway",
23:21 qui est une étrange œuvre où l'œuvre se présente comme
23:25 un personnage de fiction face à l'artiste.
23:29 - Un livre de littérature ?
23:31 - "Les boutiques Kennell" de Bruno Schulz.
23:37 - Le rôle de la transmission ?
23:40 - Le rôle de la transmission...
23:43 On vit dans un monde où tout peut être transmis immédiatement
23:48 et où tout existe en tant qu'il est capable de circuler.
23:52 Les réseaux sociaux sont ça.
23:54 Donc je crois qu'on ne doit pas se soucier de la transmission.
23:59 D'ailleurs, le gros problème de l'université, c'est qu'elle n'a pas compris
24:03 que la transmission se fait ailleurs et qu'il y a deux formes de transmission
24:07 qui la dépassent énormément.
24:09 Ce qui est important aujourd'hui, c'est de retrouver les rôles
24:12 de l'invention et de l'imagination.
24:14 Je crois qu'on est dans une crise climatique,
24:17 mais aussi une crise de l'imagination.
24:19 On a du mal à imaginer les présents et surtout les futurs.
24:23 On est comme accastrés, on a une peur monstrueuse
24:26 d'imaginer un futur possible.
24:28 Donc il faut surtout revenir à l'imagination
24:31 plus que à la transmission.
24:33 La transmission se fait de manière mécanique et de manière industrielle.
24:37 Donc il ne faut surtout pas se soucier de la façon
24:40 dont les savoirs sont transmis et peuvent circuler.
24:46 - Aujourd'hui, quelle est la grande question philosophique ?
24:51 - Justement, inventer des nouvelles questions philosophiques.
24:54 On vit dans un monde qui n'est plus le même de nos parents,
24:57 de nos grands-parents.
24:59 On est tous et toutes des Adam et des Èves.
25:01 Donc la grande question, c'est de se poser de nouvelles questions,
25:05 c'est-à-dire, qu'est-ce que c'est la réalité qu'on a en face de nos yeux ?
25:09 Parce qu'on n'a pas les mots, on n'a pas les mots,
25:11 on n'a pas les concepts, on n'a pas l'expérience de ce monde.
25:14 Donc il faut s'éjeter, se faire mal, s'éplucher les genoux
25:18 et essayer de comprendre tout ce qui nous arrive.
25:21 - Merci Emmanuel Kouchia.
25:23 - Merci à vous.
25:24 [Musique]

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