Mazarine Pingeot reçoit Patrice Maniglier, philosophe et maître de conférences en philosophie à l'Université Paris-Nanterre.
Dans le cadre de la crise climatique, Patrice Maniglier entend son rôle de philosophe comme un devoir de « compliquer le problème ». Selon lui, le réchauffement climatique implique de repenser complètement ce que signifie exister à partir de la notion de terrestre. Si les terrestres ont fabriqué la terre, ils mettent aujourd'hui en danger son habitabilité. Dans un tel contexte, c'est aussi la question du savoir et de la technique qu'invite à redéfinir la notion de terrestrialité. Nous ne vivons pas sur une planète indifférente et passive mais une planète avec laquelle nous interagissons. Patrice Maniglier aime dire que « nous dansons avec la terre ». Selon le philosophe, la justice sociale n'est pas un luxe mais une nécessité terrestre absolument vitale et l'heure est désormais venue de l'institution. Le philosophe devant, lui, jouer un rôle de diplomate en confrontant les différentes visions du monde, sans délaisser sa tâche de mobilisation afin de transmettre le courage et la joie de penser.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
Dans le cadre de la crise climatique, Patrice Maniglier entend son rôle de philosophe comme un devoir de « compliquer le problème ». Selon lui, le réchauffement climatique implique de repenser complètement ce que signifie exister à partir de la notion de terrestre. Si les terrestres ont fabriqué la terre, ils mettent aujourd'hui en danger son habitabilité. Dans un tel contexte, c'est aussi la question du savoir et de la technique qu'invite à redéfinir la notion de terrestrialité. Nous ne vivons pas sur une planète indifférente et passive mais une planète avec laquelle nous interagissons. Patrice Maniglier aime dire que « nous dansons avec la terre ». Selon le philosophe, la justice sociale n'est pas un luxe mais une nécessité terrestre absolument vitale et l'heure est désormais venue de l'institution. Le philosophe devant, lui, jouer un rôle de diplomate en confrontant les différentes visions du monde, sans délaisser sa tâche de mobilisation afin de transmettre le courage et la joie de penser.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
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NewsTranscription
00:00 Générique
00:02 ...
00:20 -Patrice Maniglier, nous traversons une crise majeure,
00:23 notamment une crise climatique.
00:25 Est-ce que le philosophe a un rôle à jouer là-dedans ?
00:28 Et si oui, lequel ?
00:29 -Oui, le philosophe a un rôle à jouer, je crois,
00:32 pour aider à compliquer le problème.
00:35 C'est un peu...
00:37 C'est une tâche, effectivement,
00:39 qui pourrait paraître un peu ingrate,
00:41 mais qui est nécessaire,
00:43 parce que le vrai problème avec les problèmes,
00:46 c'est qu'en général, on n'en prend pas la mesure.
00:49 Et prendre la mesure de ce problème-là,
00:51 qu'on appelle le réchauffement climatique,
00:53 c'est essentiel, parce que si on n'arrive pas à y répondre
00:56 depuis quand même 50 ans,
00:58 c'est parce qu'on n'en prend pas la mesure.
01:00 On ne prend pas la mesure de la quantité de changements
01:03 que ça implique de faire face à un phénomène
01:06 comme le réchauffement climatique.
01:08 Et donc, la philosophie, en général,
01:10 qu'est-ce qu'elle fait, au fond ?
01:12 Elle nous dit que nous devons changer
01:15 des catégories fondamentales de pensée,
01:18 des évidences, en fait,
01:19 vraiment des choses de l'ordre de l'évidence,
01:22 pour pouvoir répondre à un problème.
01:24 Prendre la mesure de tout ce qu'il faut changer
01:27 dans nos évidences les plus immédiates,
01:29 pour pouvoir être à la hauteur de ce problème.
01:32 Et en l'occurrence, moi, mon idée est assez simple,
01:35 c'est que... Enfin, "simple",
01:37 c'est de comprendre que le réchauffement climatique
01:40 nous oblige à repenser ce que ça veut dire, au fond,
01:44 "exister".
01:45 Parce qu'on avait tendance à penser
01:47 que "exister", ça voulait dire être une réalité matérielle,
01:51 et que sur cette réalité matérielle
01:53 étaient apparus des vivants,
01:55 que ces vivants étaient devenus des êtres conscients,
01:57 et que ces êtres conscients étaient devenus des êtres humains,
02:01 etc. Or, je pense, justement,
02:03 qu'il faut repenser complètement ce que ça veut dire "exister"
02:07 à partir de la notion de "terrestre".
02:09 -On va expliquer peut-être ce que veut dire "terrestre",
02:12 en tout cas, sous votre plume,
02:14 puisque la Terre n'est pas ni l'habitacle,
02:16 ni une planète parmi d'autres,
02:18 mais bien quelque chose d'assez singulier,
02:21 en tout cas, un concept.
02:22 -Terrestre, ça ne désigne pas simplement une chose parmi d'autres,
02:26 pas simplement des habitants qui se trouvent sur une planète
02:29 qui est localisée dans un système solaire,
02:32 ça désigne une certaine manière de se produire,
02:35 de produire sa propre réalité.
02:36 Et ce qui caractérise les terrestres,
02:39 c'est qu'au fond, ce sont les terrestres
02:42 qui ont fabriqué la Terre,
02:44 qui est elle-même la condition de possibilité de leur existence.
02:48 Si l'atmosphère dans laquelle nous vivons est vivable,
02:51 c'est parce qu'il y a des vivants, en l'occurrence des bactéries,
02:54 qui ont oxygéné cette planète.
02:57 Donc, les terrestres ont fabriqué la Terre.
03:00 Le fait qu'il y ait tant d'oxygène dans l'atmosphère terrestre
03:03 n'est pas du tout une donnée astronomique,
03:06 c'est une conséquence de l'activité des vivants sur la Terre.
03:09 Donc, la Terre, c'est quelque chose qui est une relation
03:13 entre ses habitants et ses conditions d'habitabilité.
03:17 Ce qu'on appelle le réchauffement climatique
03:20 est un cas particulier d'un ensemble d'autres phénomènes,
03:23 comme l'effondrement de la biodiversité,
03:25 dans lesquels des terrestres mettent en danger
03:28 l'habitabilité même de la Terre.
03:31 -Donc, la crise a convoqué une nouvelle forme de philosophie.
03:35 -Oui, je pense qu'aujourd'hui, on ne peut plus se contenter
03:38 de l'idée selon laquelle on a d'un côté la nature
03:41 et d'un autre côté la culture,
03:43 que la nature serait cet espace préalable, en fait,
03:46 aux habitants.
03:48 Et que la culture viendrait par-dessus.
03:51 En vérité, on se rend compte aujourd'hui
03:54 que tout ça est mêlé, et au fond, la notion de Terre
03:57 est quelque chose qui nous permet de comprendre
04:00 que cette réalité-là est consubstantielle
04:03 au fait qu'il y a une planète habitable.
04:05 Une planète, encore une fois, est rendue habitable
04:08 par ses habitants. Et donc, aussi,
04:10 elle peut être rendue inhabitable par ses habitants.
04:13 Les habitants ont la responsabilité,
04:15 d'une certaine manière, de l'habitabilité même
04:18 de leur planète tout entière.
04:20 Ce qui est propre, on pourrait dire que c'est vrai d'une ville,
04:23 d'un quartier, d'un pays, etc.,
04:26 sauf qu'on peut toujours se déplacer
04:28 à la surface de la Terre.
04:30 En revanche, sortir d'une planète,
04:32 alors ça, c'est beaucoup plus difficile.
04:35 -Pourquoi on ne demande pas aux scientifiques
04:38 ou aux responsables politiques de tenir ce type de discours ?
04:41 Est-ce que la philosophie a encore un rôle à jouer,
04:45 une valeur ajoutée ou quelque chose de spécifique
04:47 par rapport aux autres types de discours ?
04:50 -Oui, parce qu'elle seule, d'une certaine manière,
04:54 par exemple, nous permet de comprendre
04:56 que l'idée même du savoir
04:59 doit être modifiée, en fait,
05:01 dans un tel contexte,
05:02 parce que l'image qu'on avait, traditionnellement,
05:05 du savoir, c'est des êtres humains
05:07 qui produisent des représentations mentales
05:10 sur une réalité qui les précède
05:12 et qui est indifférente à ce monde.
05:14 Or, on voit bien que la notion de terrestrialité,
05:17 c'est un mot que j'ai inventé,
05:19 mais je crois qu'il est facile à mettre en usage,
05:22 nous montre qu'on ne peut pas penser les choses comme ça,
05:25 puisqu'on est nous-mêmes déjà impliqués
05:27 dans cet environnement.
05:29 La notion d'anthropocène, qui est désormais assez populaire,
05:32 désigne bien ça, désigne bien le fait
05:34 qu'on ne vit pas sur une planète qui est indifférente,
05:39 on vit sur une planète qui réagit.
05:41 On danse avec la Terre.
05:43 La Terre est un acteur avec lequel on doit agir.
05:46 Ca, ça met en cause des intuitions assez élémentaires.
05:50 Ca, c'est vraiment une première réponse.
05:52 Une autre réponse, c'est que si on aborde ces questions,
05:55 comme le réchauffement climatique,
05:57 il y a beaucoup de raisons pour lesquelles on n'a pas été capables
06:01 de se tenir à la hauteur de ce problème.
06:03 Une des raisons, c'est qu'on l'a abordé
06:06 d'une manière trop technocratique,
06:08 comme s'il suffisait de trouver des solutions techniques
06:11 pour résoudre un problème technique.
06:13 Or, là, on se rend compte que c'est l'idée même de technique,
06:16 je dirais presque l'idée même d'une action sur le monde
06:19 qui doit être modifiée.
06:21 Justement, il faut rompre avec cette idée selon laquelle
06:24 il y a d'un côté les agents, nous,
06:26 qui avons la puissance de transformer la réalité,
06:29 et de l'autre côté, cette réalité un peu passive.
06:31 Cette réalité n'est pas passive, elle réagit.
06:34 On a vu avec la pandémie de Covid-19
06:36 ce que ça voulait dire,
06:38 parce que, en fait, les virus, on peut croire que c'est dans la nature,
06:41 mais non, c'est pas dans la nature, en fait,
06:44 parce qu'ils sont souvent dans des réservoirs,
06:46 par exemple, dans des chauves-souris,
06:49 et si ces chauves-souris viennent contaminer d'autres espaces,
06:52 c'est parce qu'on détruit leurs habitats.
06:55 La pandémie de Covid-19 est un effet de l'anthropocène,
06:58 une manifestation, presque un symbole de l'anthropocène.
07:01 On est dans un monde qui ne cesse de réagir,
07:03 et même l'idée de science doit être modifiée par rapport à ça,
07:07 l'idée technique doit être modifiée par rapport à ça.
07:10 Au fond, c'est vraiment toute une civilisation
07:12 qui doit repenser ce que ça veut dire être au monde, en fait.
07:16 -Une civilisation qui...
07:18 qui va nous contraindre sans doute
07:20 à changer aussi la définition de ce qu'on appelle l'homme.
07:23 Je vous propose d'écouter un extrait de Michel Foucault,
07:27 c'est dans une émission de 1976, et après, d'y réagir.
07:31 -A partir d'un certain moment, qu'on peut situer
07:34 entre la fin du XVIe siècle et le début du XIXe,
07:38 il s'est passé un phénomène important,
07:40 c'est que l'homme a cessé d'être immédiatement dominé
07:43 par les grandes menaces de la mort,
07:45 c'est-à-dire par les menaces des épidémies, des famines,
07:48 les formidables ravages de la mortalité infantile,
07:52 et que l'homme a en quelque sorte disposé les sociétés humaines.
07:55 Je parle uniquement de l'Occident,
07:57 mais c'est là où les choses se sont nouées,
07:59 que les sociétés occidentales ont commencé à disposer
08:03 d'une espèce de marge de survie,
08:06 à partir duquel l'homme est devenu relativement disponible
08:09 par rapport à ces urgences fondamentales
08:12 ou à ces grandes menaces de la mort
08:14 qui avaient traversé son histoire jusque-là.
08:16 Et alors, c'est à partir de ce moment-là
08:17 qu'il a fallu en quelque sorte à la fois utiliser
08:22 et mettre en question, essayer de problématiser l'homme
08:27 en tant qu'il pouvait être disponible.
08:28 D'où la question, qu'est-ce qu'on va en faire,
08:31 comment appliquer cet individu
08:33 à la croissance des forces productives,
08:36 comment le discipliner,
08:37 comment construire des grands corps politiques, etc.
08:40 Et je crois qu'on a eu là toute une technologie de l'homme
08:43 qui s'est développée à partir de ce moment-là,
08:45 qui est la question de l'homme.
08:47 Est-ce que cette question durera autant que l'humanité ?
08:51 Peut-être pas.
08:53 – Peut-être pas.
08:54 – Est-ce que la question de l'homme durera autant que l'humanité ?
08:57 – On sait maintenant que ce n'est pas le cas.
08:59 – Oui, on est déjà au courant parce que c'est très frappant
09:01 dans ce que dit Foucault, c'est effectivement
09:03 que les sociétés occidentales ont acquis une sorte de marge de manœuvre.
09:06 Or ce qui est arrivé avec les ruchements climatiques
09:09 entre Bocène, qu'il ne pouvait pas anticiper,
09:11 il faut bien le dire,
09:12 c'est justement que cette marge a disparu.
09:15 Ce que la pandémie, par exemple, a manifesté,
09:17 c'est justement le retour de problématiques
09:20 qu'on imaginait des problématiques archaïques.
09:22 Et on voit très bien que Foucault, au fond, il décrit quoi ici ?
09:24 Il décrit la modernité.
09:26 Il décrit une certaine idée de modernité.
09:29 C'est à ça qu'on ne peut plus croire.
09:31 Le cas des antibiotiques est vraiment frappant
09:33 parce qu'avec les antibiotiques,
09:35 on avait le sentiment qu'on allait se débarrasser des maladies infectieuses.
09:39 On avait un petit peu "oublié",
09:41 parce qu'il y avait quand même plein de gens qui ne l'avaient pas oublié,
09:43 l'antibiorésistance.
09:45 Et c'est un exemple typique de la réaction
09:49 des êtres soi-disant naturels aux êtres soi-disant culturels.
09:52 Et en vérité, c'est une démonstration
09:54 du fait que ces êtres ne sont pas partagés en deux.
09:57 En fait, ils sont mélangés les uns avec les autres,
09:59 de sorte qu'on ne peut pas séparer d'un côté l'humanité,
10:03 d'un autre côté tout le reste, en fait.
10:06 Le reste du monde.
10:07 - À cet égard, la pandémie est une occasion, presque.
10:11 Je ne sais plus quel était le mot de Bruno Latour
10:13 sur lequel vous avez écrit un livre,
10:15 "Le philosophe, la terre et le virus".
10:16 Le virus a été une sorte d'expérimentation à grande échelle,
10:19 finalement, et de confirmation, en quelque sorte, de sa philosophie.
10:23 - Ce qui fait que Bruno Latour est intéressant,
10:25 c'est justement qu'il a essayé de proposer une description
10:28 de ce dont Foucault parle, c'est-à-dire de la modernité,
10:31 qu'il a remette un peu sur Terre,
10:33 et qu'il cesse de croire qu'il y a eu
10:35 cette sorte de grande rupture civilisationnelle
10:38 dans laquelle, soudain, les êtres humains
10:39 se seraient arrachés à leurs conditions terrestres.
10:42 En réalité, ils ont inventé un mode d'habiter la Terre
10:47 qui est un mode non viable.
10:50 Donc, ce que Latour proposait de faire,
10:51 c'est simplement de décrire, en fait,
10:53 la manière dont ces modernes habitent réellement la Terre.
10:58 Donc, le rôle d'un intellectuel, je pense, quand même,
11:02 c'est effectivement de construire des problèmes.
11:04 Et il faut bien dire que Latour a été assez visionnaire,
11:09 en fait, de ce point de vue-là.
11:10 Il a vu que là, il y avait un problème
11:11 et qu'il fallait repenser autrement,
11:13 et nous remettre sur Terre.
11:14 Et j'étais frappé dans le petit extrait de Foucault
11:16 où il se reprend à un moment, il dit "les sociétés humaines",
11:18 enfin, "je ne parle que des sociétés occidentales".
11:21 Bien, c'est exactement ça, c'est-à-dire que la modernité
11:24 est une manière d'habiter la Terre,
11:27 une manière de se terrestrialiser, de se projeter dans la Terre,
11:32 qui, en fait, est à la fois très locale,
11:36 elle commence en Europe, ça s'étend sur le continent américain,
11:39 et par le biais de la colonisation, elle devient globale.
11:42 Sauf qu'en fait, elle va être divisée spatialement
11:47 entre ces sociétés européennes, ou disons euro-américaines,
11:52 ou bon, japonaises, etc., qui profitent d'une certaine manière,
11:56 ou qui peuvent avoir le sentiment que les limites planétaires sont loin,
12:01 et les sociétés colonisées qui, elles, n'ont pas du tout cette expérience,
12:04 et qui vivent, en fait, l'extraction des ressources
12:07 de la manière la plus dure qu'elle soit.
12:09 Bon, je dis ça, je pense que les mineurs européens
12:11 ont vécu l'extractivisme de manière assez dure dans leur corps.
12:14 Mais donc, il y a un différentiel comme ça,
12:17 et c'est sûr que pour qu'on ait des salles de bain
12:20 et des hôpitaux qui nous permettent de sentir que la mort s'éloigne,
12:24 il faut qu'ailleurs sur cette Terre,
12:26 il y ait des puissances très violentes qui s'exercent.
12:31 Donc, c'est cette bilocalité, si vous voulez,
12:33 de la condition de la terrestrialité moderne
12:36 qui explique que ce mode de vie se soit développé
12:39 sans avoir à prendre en compte sa propre non-viabilité terrestre.
12:44 Or, aujourd'hui, qu'est-ce qui s'est passé ?
12:45 Avec la globalisation, avec la décolonisation,
12:48 la promesse de la modernité a été étendue à l'ensemble du monde,
12:52 et là, on se rend compte qu'on n'a pas la place.
12:54 Et donc, il faut commencer à négocier,
12:55 il faut commencer à discuter.
12:57 Et donc, le réchauffement climatique est une question géopolitique.
13:00 -Exactement, c'est parfait. On arrive à la politique.
13:03 C'est sans doute l'un des points centrals de votre livre
13:07 et également de la réflexion de Bruno Latour.
13:09 Je vous propose de regarder cette image,
13:10 l'arbre-monde, justement, où tout est relié,
13:13 où, finalement, c'est un peu une philosophie de l'interaction,
13:16 à l'intérieur de laquelle, précisément,
13:18 cette question de l'homme ou du sujet,
13:20 qui est donc un concept hérité surtout du XVIIe siècle,
13:24 n'a plus vraiment lieu d'être.
13:25 Si l'homme n'est plus cet acteur politique,
13:28 comment on va repenser la politique ?
13:30 Comment on va repenser les catégories du politique ?
13:32 Par exemple, Bruno Latour ne parle plus de classe sociale,
13:35 mais de géoclasse.
13:36 Est-ce que vous pourriez revenir sur ces nouvelles catégories
13:38 avec lesquelles nous allons devoir penser le politique,
13:40 et l'action politique également ?
13:43 -Oui. Ce que je voudrais dire,
13:44 c'est que, pour aborder ces questions,
13:47 il faut pas se contenter d'avoir une seule image
13:51 du terrestre ou du global.
13:54 L'arbre-monde ne doit pas devenir, ne doit pas remplacer,
13:57 en quelque sorte, dans la position de vision hégémonique,
14:01 l'idée, disons, de nature opposée à celle de culture.
14:05 Ouvrir le champ des négociations,
14:06 c'est accepter qu'il y en a plusieurs,
14:08 des représentations de ceux qui nous rassemblent,
14:11 je dirais, dans la même mouise.
14:12 C'est ça, le problème,
14:14 c'est qu'on est tous ensemble dans la même mouise
14:16 et que, pour l'instant, comme disait Militant,
14:18 il n'y a pas de planète B.
14:20 C'est ce que veut dire cette unité.
14:21 La première chose à faire, c'est d'essayer
14:23 de rouvrir l'espace des négociations,
14:26 sachant qu'on n'a pas tellement le choix,
14:28 parce qu'il y a des grandes puissances impériales,
14:30 comme la Chine, qui ont bien l'intention de faire ça.
14:32 Il y en a d'autres qui n'ont pas cette force impériale,
14:35 comme par exemple les Yanomamis du Brésil,
14:37 dans la forêt amazonienne,
14:39 qui n'ont pas les moyens d'imposer par la force
14:41 leur propre vision, mais justement,
14:43 je crois que notre responsabilité, à nous,
14:45 c'est de dire, bon, ouvrons cet espace
14:47 et essayons de discuter ensemble,
14:49 en étant réalistes aussi,
14:51 puisque malgré tout, les rapports de force comptent.
14:54 La question, c'est quels sont les alliés,
14:56 sur qui on peut s'appuyer ?
14:57 Et si on se contente de la notion de classe sociale,
15:00 on n'a pas les bons indicateurs, en fait,
15:02 pour savoir comment est-ce qu'on va mener ce vaste combat,
15:05 parce que c'est un combat,
15:07 pour, disons, faire revenir le mode de production moderne
15:11 dans les limites terrestres.
15:12 Ca, il y a des intérêts
15:14 qui sont contraires à ce projet.
15:17 Trump a, d'une certaine manière, été élu sur ce programme,
15:21 et il n'est pas le seul.
15:22 Il y a beaucoup aussi d'hypocrisie, en fait,
15:25 y compris dans notre pays,
15:27 sur le sérieux avec lequel on prend en compte,
15:30 en fait, le projet, disons, de re-terrestrialisation,
15:34 de re-éthiopie,
15:35 de re-terrestrialisation,
15:37 de faire re-rentrer dans les limites planétaires.
15:40 Et là, il y a une lutte à mener.
15:42 La question, c'est qui sont les alliés ?
15:44 On ne sait pas très bien qui sont les alliés.
15:46 La notion de classe géosociale est une manière, justement,
15:50 de dire qu'il faut trouver qui sont les véritables alliés,
15:53 de même que le mouvement social,
15:55 le mouvement ouvrier, le socialisme et le communisme
15:58 ont fait un énorme travail
16:00 pour construire une notion, disons, de classe,
16:04 c'est-à-dire des collectifs en lutte
16:06 qui se reconnaissent dans un même projet,
16:09 de la même manière, il faut faire ça.
16:11 On n'a pas beaucoup de temps,
16:13 les socialistes avaient 100 ans,
16:14 ils ont fait ça sur 100 ans,
16:16 et nous, on a pris pas mal de retard sur cette tâche.
16:19 Dans cette tâche-là, il y a des humains,
16:21 mais il y a aussi des non-humains.
16:23 Il faut faire alliance avec les abeilles.
16:26 Les abeilles ont des intérêts communs
16:29 avec celles et ceux parmi nous
16:31 qui pensent, effectivement,
16:33 qu'il faut aller contre certains intérêts.
16:35 Cette division, par ailleurs,
16:37 passe à l'intérieur de chacun d'entre nous,
16:39 c'est-à-dire, bon, est-ce qu'il faut manger de la viande,
16:42 pas manger de la viande, prendre l'avion, pas prendre l'avion,
16:46 sachant que, de toute manière,
16:48 chaque activité qui est la nôtre,
16:50 aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est,
16:52 contribue au réchauffement climatique,
16:54 à l'effondrement de la biodiversité,
16:57 à l'expansion...
16:58 -Mais précisément, dès lors que chacun de nos actes
17:01 est lié à la crise climatique,
17:03 si, de fait, rien qu'en, je sais pas,
17:05 en achetant des céréales le matin
17:07 ou en mangeant un burger,
17:09 on participe de ce réchauffement climatique,
17:12 comment arriver à se sentir, néanmoins,
17:15 une certaine forme de pouvoir, de capacité d'action ?
17:19 -Bon, je pense, de toute manière,
17:21 qu'il faut commencer par se dire qu'on n'a pas le choix.
17:24 C'est-à-dire qu'on a une responsabilité, ici,
17:27 qui est équivalente.
17:30 Moi, je suis frappé, à celle qu'ont vécu les gens,
17:33 on va dire, au moment de la Deuxième Guerre mondiale.
17:36 La guerre est quelque chose qui a fait effraction
17:39 dans les vies individuelles,
17:40 de telle sorte que la sortie de la guerre,
17:43 c'est pas par hasard si quelqu'un comme Sartre
17:45 crée une revue comme "Les Temps modernes"
17:48 et développe ce thème de l'engagement pour dire
17:50 qu'il n'y a plus d'extériorité, on ne peut plus se retirer.
17:54 Il faudrait convaincre qu'on est dans une situation similaire.
17:57 La deuxième chose, c'est simplement s'informer
18:00 et aussi militer pour qu'on dispose des outils.
18:03 Par exemple, les céréales, quelles céréales ?
18:06 Il faut arrêter de croire qu'il y a des grandes réponses
18:09 un peu globales. C'est un travail de discernement,
18:12 un grain de perception, c'est ça qui est magnifique.
18:15 On va être plus précis.
18:16 Je suis végétarien, et le fait d'être végétarien,
18:19 ça ne m'a pas, disons, enlevé quelque chose.
18:22 Ça m'a ouvert un degré de précision
18:27 dans le rapport de mon corps, de mes saveurs, de mon goût,
18:31 de ma manière d'être au monde avec le monde dans lequel je vivais.
18:35 C'est quelque chose d'assez heureux
18:38 du point de vue sensible, je dirais,
18:40 mais il faut demander aux institutions.
18:42 On n'a pas toujours les moyens de s'informer.
18:45 Je voudrais insister sur une chose,
18:47 on oppose souvent les petits gestes du quotidien
18:49 avec les grandes obligations imposées par l'Etat.
18:53 Je ne crois pas qu'ils soient opposés.
18:56 On s'interdira de prendre l'avion
18:58 ou on décidera de renoncer complètement,
19:00 de réduire drastiquement la viande, etc.,
19:03 plus on sentira la nécessité
19:06 de ce qu'on appellerait un rationnement.
19:09 C'est là encore, c'est proche de la guerre.
19:11 Je crois qu'aujourd'hui, l'heure est au rationnement.
19:15 Donc il faut effectivement repenser
19:17 la manière dont les différentes parties
19:22 de la population humaine et non humaine
19:25 s'accaparent en quelque sorte les choses.
19:27 Ce n'est pas, encore une fois, un appauvrissement.
19:30 C'est-à-dire que c'est le temps
19:32 qu'on trouve d'autres manières de créer,
19:36 par exemple, de l'énergie.
19:37 Peut-être qu'il y aura une autre manière.
19:40 Le temps qu'on se remette dans ses limites planétaires.
19:43 De toute manière, si on ne le fait pas,
19:45 l'avenir, c'est celui de l'ensauvagement du monde,
19:49 c'est celui de conflits extrêmement violents,
19:53 dont on a vu avec l'invasion de l'Ukraine
19:55 un exemple, en réalité,
19:57 de conflits extrêmement violents,
19:59 où de toute manière, rationnement, il y aura.
20:01 Quoi qu'il arrive, il sera fait dans la précipitation
20:04 de manière très injuste, sans discernement,
20:07 au sens fort du mot.
20:08 "Discerner", ça veut dire sentir les différences.
20:11 C'est très beau.
20:12 "Sentir les différences", ça veut dire
20:15 être plus riche, plus on perçoit les différences,
20:17 plus on est riche. -Ca s'apprend, ça ?
20:20 Ca s'enseigne ? -Ce qui me frappe plutôt,
20:22 c'est le fait que, du point de vue pédagogique,
20:25 le travail a été fait, y compris du point de vue scolaire,
20:28 dans les écoles, et on voit très bien
20:30 que les jeunes ont été formés, en fait, à cette perception.
20:33 Aujourd'hui, je crois que l'heure est venue de l'institution.
20:37 C'est pas... C'est plus le moment
20:39 de la mobilisation collective,
20:41 de la transformation des consciences.
20:43 Bien sûr, il faut continuer comme ça,
20:45 mais je suis même, des fois, tenté de me dire, bon...
20:51 Il faut faire une grève, en fait, des petits gestes,
20:54 pour que les gouvernements comprennent
20:56 que la balle est dans leur camp.
20:58 Nous, on est prêts, je crois.
20:59 Bien sûr, tout le monde ne l'est pas,
21:02 mais plus les gouvernements répondront à cet appel,
21:05 plus il y aura de gens qui sont...
21:07 Bien sûr, s'ils le font de manière juste, en fait,
21:10 s'ils le font d'une manière qui n'exacerbe pas
21:12 les inégalités, et ça, c'est un truc
21:15 qui est parfaitement démontré, même dans les sciences sociales,
21:18 c'est-à-dire qu'il n'y a pas de transition écologique possible
21:22 dans un contexte d'inégalité.
21:24 Si on fait ça de manière brusque et injuste,
21:28 ça ne marche pas.
21:29 C'est une question d'efficacité.
21:31 Aujourd'hui, la justice sociale n'est pas un luxe.
21:35 La justice sociale est une nécessité terrestre,
21:39 absolument vitale.
21:41 Bon, et encore une fois, moi, je dis toujours,
21:43 la question n'est pas de savoir si la Terre va continuer ou pas,
21:47 mais de savoir quelle Terre vous voulez.
21:49 Vous voulez une Terre dévastée avec des seigneurs de guerre ?
21:53 Ou une Terre un peu plus multiple ?
21:55 Il y a plein de Terres possibles.
21:57 Le GIEC définit différents types de scénarios.
22:00 Donc, notre travail, c'est d'essayer
22:02 de mettre à disposition des gens des outils
22:05 qui leur permettent de comprendre
22:07 dans quelle Terre ils se projettent.
22:09 Aujourd'hui, en achetant leur céréale dans le supermarché,
22:12 quelle Terre est envoyée vers l'avenir ?
22:15 Et ça, c'est un travail qu'il faut faire au cas par cas,
22:18 au niveau de l'agriculture, de l'architecture,
22:21 même militaire.
22:22 Donc, tout ça, d'une certaine manière,
22:24 doit être capable, de même que c'est capable
22:27 d'être monétisé, on sait combien ça coûte,
22:29 il faudrait savoir quelle Terre ça produit.
22:32 -Quel est le rôle du philosophe dans tout cela ?
22:35 Est-ce qu'il est roi, ermite,
22:37 ou le conseiller du prince ?
22:39 -Alors...
22:40 Moi, je pense que le philosophe, c'est le diplomate.
22:43 Le philosophe, c'est le diplomate,
22:45 mais c'est un diplomate qui confond, on pourrait dire,
22:49 des cosmologies, comme celle de l'arbre au monde,
22:51 comme celle, au contraire, d'une Terre
22:54 qui serait uniquement faite de ressources
22:56 qu'on pourrait extraire de ses sous-sols,
22:59 d'une Terre qui serait celle de...
23:01 Par exemple, comme il y en a
23:03 dans les mondes qu'on appelle aborigènes australiens,
23:06 qui est une Terre désert,
23:08 parce que le désert est très vivant, en réalité.
23:11 Il y a différentes figures de la Terre.
23:13 Le rôle du philosophe, c'est de faire dialoguer
23:16 ces visions-là.
23:17 Donc c'est sûr que sa tâche est...
23:21 Je dirais aussi que sa tâche est une tâche de mobilisation.
23:24 Donner du courage.
23:26 Donner du courage pour penser.
23:28 Et donner le désir de penser.
23:31 Faire sentir la joie qu'il y a à penser.
23:34 -Vous renouez avec le mot d'or des Lumières.
23:37 -Absolument.
23:38 -Les trois livres de philosophie qui vous ont construits.
23:41 Il y a "L'éthique de Spinoza", "La joie de penser".
23:44 Euh...
23:45 Il y a...
23:46 Euh...
23:47 Un grand livre fondateur des sciences humaines,
23:50 "Le cours de linguistique générale" de Ferdinand de Saussure.
23:54 Il introduit, au fond, la notion de structure,
23:56 même si le nom est pas...
23:58 est pas prononcé exactement.
24:00 Pourquoi c'est important, la structure ?
24:02 C'est important, car la manière dont Lévi-Strauss la reprendra
24:06 nous permet de comprendre qu'une structure,
24:08 c'est quelque chose qui articule des variantes
24:11 et qui nous permet de ne pas avoir à choisir
24:13 entre la pluralité et l'unité.
24:15 Et ça, pour moi, c'est absolument vital, aujourd'hui,
24:18 pour comprendre qu'on est tous et tout ensemble
24:21 dans une même entité,
24:22 dans une entité qui n'est pas forcément la même pour tout le monde,
24:26 mais différente, mais cohérente.
24:28 Elle est cohérente,
24:29 car les variantes, les différences,
24:31 s'articulent les unes aux autres dans ce qu'on peut appeler
24:34 une structure. J'ai une théorie d'interstructure,
24:37 qui vient directement d'une certaine manière de saussure.
24:40 Et peut-être le troisième,
24:42 c'est "Mille plateaux" de Deleuze-Egouatari,
24:45 peut-être, à mon avis,
24:47 le plus grand livre du XXe siècle.
24:49 -Vraiment ? -Oui.
24:50 Pour moi, c'est ce livre,
24:52 parce que c'est un livre qui prendra encore des décennies,
24:55 si on les a, pour être vraiment compris.
24:58 -C'est sûr.
24:59 -On peut partir sur une île déserte avec ce livre,
25:02 si on a de la culture philosophique.
25:04 -On s'en nuira pas. -Non.
25:06 -Ou l'inverse.
25:07 -Un livre de littérature.
25:08 -Les mots, de Sartre.
25:13 Comme je l'ai dit, pour moi, Sartre, en fait,
25:16 est une figure qui est très sous-estimée,
25:19 en particulier en France.
25:20 Et ce livre est un livre d'une très grande beauté
25:23 stylistique,
25:25 qu'il a mis 20 ans à écrire,
25:27 et qui, par ailleurs, me touche,
25:29 parce que non pas du tout que je viens du même milieu que lui,
25:33 mais ce que j'aime beaucoup chez Sartre,
25:35 c'est qu'il a pas peur de sa propre bêtise.
25:37 Et il a défini un jour l'intellectuel
25:40 comme quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.
25:43 Et en disant ça, il voulait dire non pas
25:45 parce que les choses qui ne nous regardent pas
25:48 sont très importantes, mais il disait
25:50 parce que c'est quelqu'un qui ne se sent jamais
25:53 à sa place là où il est. Il dit même
25:55 que c'est un produit loupé.
25:57 Dans les mots, au fond, il décrit...
25:59 C'est l'histoire d'un raté, c'est la généalogie d'un raté.
26:02 Et ce raté-là,
26:04 c'est la condition même, d'une certaine manière,
26:06 de l'intellectuel, parce que comme il est pas bien,
26:09 il fait bouger les choses, il est diplomate.
26:12 -Le rôle de la transmission ?
26:14 -Ca, essentiel. Je suis professeur, d'une part,
26:16 mais aussi, je dirais, il faut transmettre
26:19 ce qu'on voit du futur
26:21 aux gens du présent.
26:22 Et pas simplement dans l'autre sens.
26:26 Il faut que... Et aujourd'hui,
26:27 on peut quand même avoir un certain nombre d'images
26:30 sur le futur, et on voit bien que c'est frappant.
26:33 C'est un des grands travails de la pédagogie,
26:36 y compris à l'école, vraiment, presque primaire,
26:39 et de nous dire quels sont les futurs.
26:41 -Hum. S'il fallait n'en garder qu'une,
26:44 quelle est la grande question philosophique aujourd'hui ?
26:48 -Qu'est-ce que c'est qu'être terrestre ?
26:51 C'est ça qui va nous permettre de repenser tout.
26:55 La question du savoir, de l'existence,
26:57 de la politique, de l'action, de l'individuation,
27:00 de la question du corps,
27:02 tout peut être repensé à partir de cette question.
27:04 Qu'est-ce que c'est que la terrestrialité ?
27:07 -Merci. -Merci.
27:08 -Thomas Maniglier.
27:09 (générique)