Train de nuit - Jean Joubert

  • hace 8 años
Train de nuit
Je voyageais de nuit dans un pays sauvage. Le train peinait
et soufflait entre les montagnes sombres, sous un ciel sans
étoiles. Le compartiment dans lequel je m'étais installé, la
veille au soir, était désert, comme d'ailleurs, semblait-il, le
wagon où je n'avais perçu nulle présence, et peut-être, me
disais-je, non sans inquiétude, tout le train.
Après avoir, pendant quelque temps, contemplé par la
fenêtre une succession monotone de gorges, de rocs et de
forêts obscures, j'avais fini par m'endormir. J'avais alors rêvé
qu'un oiseau, couleur de sang, après avoir longuement plané
dans le ciel, venait se poser sur mon épaule, tandis qu'en face
de moi un homme, si semblable que je l'avais d'abord pris
pour mon reflet dans un miroir, et portant lui aussi sur son
épaule le même oiseau, m'ordonnait, avec un affreux rictus,
de « choisir sous peine de mort entre corbeau et beau corps ».
Réveillé en sursaut, je vis que le train était maintenant
immobile, dans ce qui ressemblait à une gare où personne ne
montait, ne descendait, et que nul panneau ne me permettait
d'identifier. Dans la nuit et le silence, tout paraissait s'être figé
hors du temps.
Puis un convoi vint se ranger contre le nôtre, et, tournant la
tête, j'aperçus aussitôt, par la fenêtre, dans un compartiment
fortement éclairé, une toute jeune fille qui posait sur moi un
regard fixe et grave. Nous nous examinâmes ainsi,
quelques instants, à travers la double épaisseur de vitres, sans
baisser les yeux ni sourire. Son visage, lisse et pâle, dont
aucun trait ne bougeait, avait une beauté de statue.
Soudain, d'une longue main aux ongles écarlates, elle
dégrafa son corsage, dénudant un sein menu, exquis, dont, de
l'index, elle désigna le bout rosé.
Nous restâmes ainsi, face à face, sans faire un geste ni
bouger un cil, moi médusé, elle toujours rêveuse et grave.
Enfin, avec un soupir, le convoi se remit en marche, et
aussitôt la jeune fille disparut, laissant place dans la nuit plus
noire à la persistance d'une troublante image, qui, depuis lors,
n'a cessé de me hanter.
inédit 2012

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